En lisant Julien Gracq [I]
Julien Gracq : peu d'entre vous probablement le connaissent ; c'est pourtant un immense littérateur. On a dit de lui qu'il était le "dernier de nos classiques". Il nous a quittés il n'y a pas très longtemps, le 22 décembre 2007, à l'âge de 97 ans. De son vrai nom Louis Poirier, il menait, depuis sa retraite, en 1970, de professeur d'histoire et de géographie au lycée Claude-Bernard à Paris, une vie simple dans son village natal du Maine-et-Loire, Saint-Florent-le-Vieil, loin des intrigues et des salons parisiens.
Né en 1910 dans une famille de petits commerçants, il aura un parcours typique de la méritocratie républicaine : élève brillant (cinq nominations au concours général), il rejoindra, via le Lycée de Nantes, la khâgne d'Henri IV, et intégrera en 1930 l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, où il est reçu sixième. Agrégé d'histoire et de géographie en 1934, il prépare une thèse de géographie sur la Crimée ; mais il attendra vainement durant l'année 1937 son visa d'entrée en URSS. Après la "drôle de guerre", il est nommé professeur d'histoire et géographie au lycée de Nantes - et assurera l'essentiel de sa carrière d'enseignant au lycée Claude-Bernard, de 1947 à 1970.
Le 2 octobre 1951, les élèves du lycée Claude-Bernard furent bien surpris d'apprendre que leur professeur d'histoire et géographie, Louis Poirier, venait d'obtenir le Goncourt, - sous le pseudonyme de Julien Gracq - pour un roman, Le Rivage des Syrtes ; donc que leur professeur écrivait, sous un autre nom ; que ce n'était pas son premier ouvrage ; qui plus est, apprît-on un peu plus tard, Louis Poirier alias Julien Gracq refusait le Goncourt, parce qu'il ne l'avait pas demandé !
De quoi exciter la curiosité sur cet homme si discret. Mais rien n'y fit. Julien Gracq expliqua pourquoi il refusait le Goncourt, et continua d'enseigner l'histoire et la géographie.
Qu'avait écrit Julien Gracq avant 1951 ? En 1938, un éditeur confidentiel (la maison d'édition existe toujours) avait reçu un manuscrit, accompagné d'une lettre écrite "à l'encre verte" (semblable à celle qu'utilisait Breton) : José Corti, enthousiaste, publiera début 1939 Au château d'Argol, un roman de la veine des romantiques allemands et des surréalistes. André Breton, précisément, le remarquera : ce sera la chance de Julien Gracq. "Votre livre, écrit Breton, m'a laissé sous l'impression d'une communication d'un ordre absolument essentiel".
Encouragé par Breton, Gracq poursuivra son oeuvre littéraire en travaillant à un recueil poétique Liberté grande et à un autre roman Un beau ténébreux (qui se déroule en Bretagne). "J'évoque, dans ces journées glissantes, fuyantes, de l'arrière automne, avec une prédilection particulière les avenues de cette petite plage, dans le déclin de la saison soudain singulièrement envahie par le silence" : tout Julien Gracq est là, l'atmosphère, la poésie, la belle écriture...
En 1951, Julien Gracq devient célèbre avec le Goncourt, attribué au Rivage des Syrtes, mais refusé par l'auteur, qui ne veut pas des honneurs.
Ce roman, qui se déroule à Orsenna (une ville imaginaire, qui donnera son pseudonyme à un autre écrivain, Erik Orsenna), commence ainsi : "J'appartiens à l'une des plus anciennes familles d'Orsenna. Je garde de mon enfance le souvenir d'années tranquilles, de calme et de plénitude, entre le vieux palais de la rue San Domenico et la maison des champs au bord de la Zenta, où nous ramenait chaque été et où j'accompagnais déjà mon père, chevauchant à travers ses terres ou vérifiant les comptes de ses intendants. Mes études terminées dans l'ancienne et prestigieuse université de la ville, des dispositions assez naturellement rêveuses, et la fortune dont je fus mis en possession à la mort de ma mère, firent que je me trouvai peu pressé de trouver une carrière".
L'ambiance est donnée. On imagine Orsenna un peu comme Palerme à l'époque de ses vieux palais en partie ruinés mais encore habités par le souvenir d'une présence. Un monde d'hier qui s'est abîmé dans l'attente. L'attente d'une menace, vague, diffuse qui occupe les esprits sans rien apporter de neuf, de régénérant. Cette même attente dans laquelle était la France des années 1938, 1939... jusqu'à ce que la catastrophe, prévisible, arrive. Cette attente dans laquelle nous sommes de nos jours, face à une menace diffuse sur notre culture, notre art de vivre...
Le Rivage des Syrtes est le roman de l'attente, thème essentiel de l'oeuvre de Gracq. "Il ne faudrait qu'attendre, pensa-t-il encore. Seulement attendre. Mais il y a quelque chose de défendu à attendre cela", lit-on dans la Presqu'île, dernier ouvrage (1970) relevant du roman, ou plutôt des nouvelles, écrit par Gracq - qui se consacrera par la suite à des essais, comme Lettrines ou En lisant en écrivant.
Gracq est magnifique à lire. Il faut prendre le temps d'entrer dans son écriture. On en sort changé. Comment se fait cette alchimie ? Quel est le secret de Gracq ? Peut-être faut-il le chercher dans son humilité (humilité, comme "humus"), son rapport à la terre objet du géographe (géographe : "écrit, décrit la terre"), sa puissance d'évocation, sa poétique (poétique : "création"), cette "impression d'une communication d'un ordre absolument essentiel", dont parlait Breton, à propos d' Au château d'Argol... ou encore - laissant la parole à Julien Gracq lui-même, exposant ce qu'il avait voulu faire en écrivant Le Rivage des Syrtes :
"Ce que j'ai cherché à faire, entre autres choses, dans le Rivage des Syrtes, plutôt qu'à raconter une histoire intemporelle, c'est à libérer par distillation un élément volatil, l' "esprit-de-l'Histoire", au sens où on parle d'esprit-de-vin, et à le raffiner suffisamment pour qu'il pût s'enflammer au contact de l'imagination. Il y a dans l'Histoire un sortilège embusqué, un élément qui, quoique mêlé à une masse considérable d'excipient inerte, a la vertu de griser. Il n'est pas question, bien sûr, de l'isoler de son support. Mais les tableaux et les récits du passé en recèlent une teneur extrêmement inégale, et, tout comme on concentre certains minerais, il n'est pas interdit à la fiction de parvenir à l'augmenter [...] J'aurais voulu qu'il eût la majesté paresseuse du premier grondement lointain de l'orage, qui n'a aucun besoin de hausser le ton pour s'imposer, préparé qu'il est par une longue torpeur imperçue."
[À suivre...]
En lisant Julien Gracq...
[Crédit photographique : Pierre Gaudu]
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