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Les abeilles grises

 

Mon ami Robert J., que je remercie ici chaleureusement, m'a donné à lire ce très beau roman, très sensible et profondément humain, Les abeilles grises, d’Andreï Kourkov, écrivain ukrainien d’expression russe, né en 1961 près de Leningrad (Saint-Pétersbourg).
Kourkov vit à Kiev, où il a exercé différents métiers (dont gardien de prison à l’heure du service militaire) avant de rédiger ses premiers récits, pleins d’humour cynique, sur la vie dans les sociétés postsoviétiques. Les abeilles grises est son dixième roman paru en France.
 
 
 
Le récit se déroule dans le Donbass, trois ans après le déclenchement des hostilités au printemps 2014 entre séparatistes pro-russes et forces ukrainiennes, dans un petit village de la “zone grise”, no man’s land à portée de projectiles des deux groupes de combattants, où la vie s’est enfuie.
 
Deux laissés-pour-compte, Sergueïtch et Pachka, ennemis d’enfance devenus amis-ennemis par la force des circonstances, continuent d’habiter, seuls, dans le village abandonné par ses habitants, contraints de coopérer pour ne pas sombrer, et sauver ce qui reste d’humanité dans ces terres ravagées, la boue, le froid, la solitude, sans électricité, la peur au ventre, des conditions de vie rudimentaires au coeur de l'hiver glacial. Les deux amis ne partagent pas le même point de vue sur le conflit, il se pourrait même qu’ils ne soient pas du même bord, mais bon an mal an ils s’entraident, se font des visites l’un chez l’autre à chaque extrémité du village déserté, se réconfortant et se réchauffant à coup de vodkas, sur fond de canonnades, devisant à l'infini sur leur condition précaire, rêvant d'un avenir qui renoue avec le passé disparu.
 
On ne sait pas grand chose de Pachka, à part son penchant pour la vodka. Mais Sergueïtch, jadis inspecteur de la sécurité dans les mines, réformé, est apiculteur. Ses abeilles sont tout pour lui : c'est en elles qu'Il trouve la force de survivre, pour assurer leur vie : « S’il lui arrivait quelque chose, ses abeilles resteraient orphelines ; elles mourraient… ». Il croit en leur pouvoir bénéfique, médite sur leur vie communautaire : l'abeille seul animal à construire une société parfaite... 
 
Le printemps venu, Sergueïtch se préoccupe de trouver pour ses abeilles un endroit plus calme, à l'abri des canonnades, dans une nature plus colorée, loin de cette « zone grise » qu’il cherche à quitter pour le bien de ses abeilles, malgré qu’il doive laisser seul son camarade Pachka, unique vigie dans le village abandonné.
 
Le voilà donc, ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, parti à l'aventure, fuyant les zones de combats, bravant les dangers, redoutant les contrôles aux frontières, à la recherche d’un lieu paisible pour ses abeilles : en route pour la Crimée, où il découvre avec bonheur un « lieu de douceur au goût de miel », un paradis pour ses abeilles et donc pour lui aussi, le temps des quatre-vingt-dix jours accordés sur le visa. En chemin, et dans les montagnes de Crimée, il fera de belles rencontres fraternelles et d'entraide, avec des gens simples dont le mode de vie et la langue lui sont étrangers, mais dont il partage l'humanité au-delà des différences de coutumes et de religion.
 
Une langue simple, un roman bouleversant d’actualité. Mais une fiction aussi, qui mêle tendresse, poésie et humour. Des abeilles comme un symbole du prix de la vie et de l’espoir. Des personnages profondément humains : autant d'éclats d'humanité : destins brisés en éclats par la guerre, et éclats de lumière dans la nuit du monde...
 
 
 
Extrait
 
[Dans son campement à la belle étoile en Crimée, Sergueïtch s'allonge sur ses ruches pour bénéficier de leur pouvoir apaisant et rêve...]
 
Il étendit son sac de couchage. Puis s'allongea sur le dos. Plongea son regard dans le ciel noir transpercé d'étoiles. [...]
Il se sentait soudain en paix et en harmonie avec le monde qui faisait silence le temps du repos. [...] Sur quoi il ferma les yeux.
Et dès qu'il cessa de voir au-dessus de lui le noir océan céleste, où baignaient les étoiles et la lune, il sentit dans son dos et ses jambes la vibration des ruches. Il perçut sous lui leur bourdonnement étouffé, comme si avoir les yeux clos lui rendait l'ouïe plus sensible.
L'air de la nuit criméenne portait en lui de chaudes senteurs d'herbes et de genièvre.
Il dormait. Il respirait à pleins poumons, sa poitrine se soulevant vers le ciel étoilé à chaque inspiration, et s'abaissant lorsqu'il expirait. Dans la chaleur de la Crimée, bercé par la chaleur de sa couche aux vertus thérapeutiques, il rêvait. Dans son rêve, il dormait sur ses six ruches, dans le jardin de sa maison de Mala Starogradivka. [...]
Sergueïtch sourit en dormant, mais nul ne le vit. Il n'y avait personne alentour. Même les oiseaux étaient muets et dormaient. Et les grillons dormaient. Et les chouettes. Seules les abeilles, dans les ruches, n'étaient pas gagnées par le sommeil. Elles émettaient un bourdonnement, moins fort certes que le jour mais, dans le silence nocturne de Crimée, assez pour être audible et perceptible par le corps.
Le rêve se poursuivait cependant [...]
Et ce sommeil-là, durant lequel la nuit tombait, se distinguait des autres. Car il n'y entendait que des bruits, sans qu'on lui montre le cinéma du rêve. Il entendait les voisins, assis à la table dressée dans la cour, entonner des chansons après leur dîner. Puis discuter de la guerre. De l'ancienne guerre. De Hitler. Ils débattaient : s'était-il enfui en Argentine ou non ? [...] Le débat bientôt s'apaisait et l'on entendait plus que le tintement de la vaisselle tandis qu'on débarrassait le table. Et soudain retentissaient de lointaines explosions. Elles se rapprochaient peu à peu, devenaient de plus en plus violentes, au point que Sergueïtch, toujours dormant, tressaillait sur ses ruches. Et les abeilles, qui entendaient aussi ce fracas, devenaient nerveuses, et vombrissaient bruyamment. Sergueïtch sentait les ruches se réchauffer, et leur chaleur lui envahir le dos. Il se tournait sur le flanc, mais cette position ne lui convenait pas, et il se couchait sur le ventre. Et c'est du ventre et de la poitrine qu'il écoutait les abeilles. Les explosions cependant se faisaient de plus en plus violentes, de plus en plus proches. On aurait dit que ce n'était pas dans le rêve qu'elles s'entendaient, mais au-dessus du rêve, au-dessus du jardin, au-dessus du monde... [...]
"Un feu d'artifice !" comprit-il, sidéré.
Il sentit alors près de lui une présence. Il tourna la tête du côté où il devinait celle-ci, et découvrit Pachka, son ami-ennemi.
"Qu'est-ce qui se se passe ? lui demanda-t-il.
— La victoire ! dit l'autre, radieux. La victoire !
— Mais qui est le vainqueur ?"
Sergueïtch se figea d'effroi en voyant une nouvelle salve de fusées fondre sur lui. Terrorisé, il se colla le dos à la paillasse.
Mais les flammèches s'éteignirent avant d'avoir atteint les ruches.
"Je ne sais pas, répondit Pachka, mais on s'en fout ! L'important, c'est que c'est la victoire ! La fin de la guerre !
— Quelle guerre ? demanda Sergueïtch, au souvenir de la discussion des voisins, à propos d'Hitler, entendue dans son rêve.
— La future, dit Pachka.
— La future ?" répéta l'apiculteur, interloqué. Sur quoi il entreprit de se redresser, appuya ses mains contre le matelas et s'assit lentement. Il tourna de nouveau la tête vers Pachka, mais celui-ci n'était plus là. Peut-être même ne l'avait-il jamais été !
Le silence régnait alentour. Le feu d'artifice était terminé. Seules les abeilles bourdonnaient discrètement sous la couche.
Sergueïtch ouvrit les yeux. La lune était déjà à l'autre bout du ciel.
Il prit conscience qu'il était étendu sur le dos. Par conséquent c'était en rêve qu'il s'était assis sur la paillasse après la conversation avec Pachka. [...]
La vie, donc, continuait. Et la victoire n'avait été qu'un rêve. Il n'y avait pas de victoire — point.
 
 
Andreï Kourkov, Les abeilles grises, trad. du russe (Ukraine) par Paul Lequesne, éd. Liana Levi, 2022.
 
 


22/05/2022
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