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11-Septembre

 

L'année dernière, à pareille époque, j'ai écrit un billet sur le chemin de Saint Jacques. Cette année, j'ai repris le chemin. Je relis les dernières lignes du billet écrit il y a un an :

" [...] Le soir venu le corps ivre de sensations n'aspire qu'au repos. À l'étape nous posions nos sacs à terre et accrochions nos pensées aux clous de lumière des étoiles.
Me revint cette parole que m'avait rapportée un pèlerin rencontré sur le chemin - il ne savait plus d'où elle venait :
La nuit est enceinte d'un enfant ; cet enfant est demain et nul ne sait ce qu'il sera."

Je pensais spontanément alors à la nuit et au jour qui suit.
Je vois aujourd'hui cette nuit comme la grande période de désarroi, de pertes de repères que nous traversons.

Dans le même temps, relisant inopinément l'Odyssée, j'ai été frappé par les résonances actuelles que cet immense poème engendrait dans mon esprit. Je sais que tout récit mythique ou mythologique qui met en scène des héros et des dieux est à tout moment susceptible d'agir dans le tréfonds de notre inconscient collectif, d'y réveiller des "vieilles histoires" qui n'auraient pas seulement laissé des souvenirs, mais sont comme des expériences vécues qui ont laissé des traces, encore visibles, encore sensibles  - vérité effective dont on croit qu'elle s'est produite aux époques les plus anciennes et qui continue depuis à marquer le monde et nos destinées.

En quittant Troie, Ulysse et ses compagnons essuient une tempête qui les fait passer dans un monde non repérable. Commencera pour Ulysse une errance de dix longues années qui le conduit d'île en île, de mondes en mondes toujours à fuir parce que incomplets, menaçants pour son intégrité, fermés sur eux-mêmes - ce sont des îles - jusqu'à ce qu'après mille péripéties il retrouve son royaume d'Ithaque :

Ô Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir sauver un seul, quoi qu'il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeau du dieu d'En Haut,
le Soleil qui leur prit le bonheur du retour... [Chant I, incipit]

Le retour permis par les dieux pour Ulysse, qui, il en a la prescience, aura à franchir "un douloureux, un terrible abîme". De fait, sitôt embarqué sur son bateau de fortune, quittant l'île de la séduisante Calypso, le voilà pris dans une terrible tempête fomentée contre lui par le dieu Poséidon, "le puissant Ébranleur des terres", lequel

[...] rallia les nuages, troubla la mer,
trident en main ; des quatre coins de l'horizon
il déchaîna les quatre vents, et couvrit de nuées
la terre avec la mer ; du haut du ciel tomba la nuit.
Notos, Euros, Zéphyre hurlant, Borée d'azur
s'abattirent ensemble en soulevant d'énormes vagues.
Ulysse sentit son coeur et ses genoux se rompre
et, gémissant, dit à son âme courageuse :
"Pauvre de moi ! que va-t-il m'arriver encore ?" [Chant V, 291-299]

Ulysse n'en a pas fini avec les épreuves. L'Odyssée raconte le retour de celui qui "pendant des années erra [...] souffrant beaucoup d'angoisse dans son âme sur la mer".

Quel sens a l'errance d'Ulysse ? Ses aventures sont la longue histoire d'un dessaisissement, d'une privation qui, épisode après épisode, lui enlève tout ce qui le qualifiait comme roi et comme héros : il perd sa flotte, le butin ramené de Troie, ses compagnons, son bateau ; il échoue, seul, anonyme, dépouillé de tout, sur l'île des Phéaciens... avant de retrouver allégé  son royaume d'Ithaque.

Ce qui a fait résonance en moi, inconsciemment ? Il se peut le prochain anniversaire du 11 septembre 2001  : "l'événement absolu, la 'mère' des événements, l'événement qui concentre en lui tous les événements qui ont jamais eu lieu" [Jean Baudrillard in Le Monde du 2 novembre 2001].

Ici, une terrible tempête qui fracasse la chétive embarcation d'Ulysse et ruine tous ses efforts, déréliction ultime du héros abandonné des dieux, qui n'est plus "qu'un mortel" fuyant la mort et les vagues ; là, l'ordre définitif, la toute puissance mis à bas dans une sorte de suicide - "quand les deux tours se sont effondrées (ces deux tours qui incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif), on avait l'impression qu'elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide" [id.]...

L'épopée n'explique rien, ne résoud rien. Mais elle joue ce rôle fondamental, à l'instar d'un mythe, de nous donner le moyen de structurer, d'élever à la pleine conscience la part de ce quelque chose qui ne s'intègre pas dans les structures conceptuelles. Le héros mythologique remporte la victoire sur les éléments, les événements déchaînés, obscurs : c'est la conquête de la conscience sur les territoires obscurs de l'indicible. "Plus nous sommes aptes à rendre conscient ce qui est inconscient et ce qui est mythe, plus grande est la quantité de vie que nous intégrons" [C.G. Jung, Ma Vie].

La nuit est enceinte d'un enfant ; cet enfant est demain et nul ne sait ce qu'il sera.



05/09/2011
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