Alan Turing, un génie, un destin brisé
Le grand public connaît peu le nom de Alan Turing - si ce n’est à travers un épisode de sa vie durant la Seconde guerre mondiale, dont s’inspire le scénario du film Imitation game : recruté par le gouvernement britannique au début de la guerre pour casser le code de la machine de chiffrement Enigma de la marine allemande, il parvint, après deux années de recherches fébriles à la tête d’une équipe de chercheurs d’à peine dix personnes, à décrypter les codes secrets nazis réputés inviolables, donnant un avantage décisif aux Alliés - ce que Winston Churchill a qualifié de "tout simplement la plus grande contribution" à la victoire alliée de la Seconde guerre mondiale.
Mais Turing n'est pas seulement un cryptologue hors pair ; il est aussi et surtout connu du public scientifique comme un mathématicien de génie, qui a ouvert la voie dans des domaines totalement nouveaux : inventeur du concept d’ordinateur, précurseur de l’intelligence artificielle, théoricien de la morphogenèse - ce génie hors norme verra son destin brutalement brisé, parce que ses moeurs n’étaient pas dans les normes.
De la biographie de Turing je retiens les éléments suivants.
Alan Turing, petit-fils d’un mathématicien, est né à Londres en 1912. Il n’a pas été élevé par ses parents. Son père, administrateur colonial en Inde, et sa mère l’ont placé dans la famille d’un colonel ami, à Hasting, dans le sud de la Grande-Bretagne. Durant toute son enfance, il ne verra ses parents que de manière occasionnelle et vivra dans des institutions communautaires.
À 10 ans, le jeune Alan est très marqué par la lecture d’un livre Les Merveilles de la nature que tout enfant devrait connaître. Il y apprend que l’embryon se développe à partir d’une cellule fécondée selon les lois de la physique et de la chimie. La croissance des cellules était comparée à celle d’un mur de briques et celle du corps à la construction d’une machine. Cette image du corps-machine restera prégnante dans toutes ses recherches.
À l’âge de 14 ans, l’adolescent rejoint l’internat de la Sherborne Grammar School. Solitaire, souffre-douleur, il n’y est pas heureux, ses résultats sont jugés médiocres. Il ne s’intéresse pas aux matières principalement enseignées, les langues anciennes, la littérature, mais seulement aux mathématiques, qui sont peu prisées ; il s’adonne, seul dans son coin, à des calculs complexes. Turing restera tout au long de son itinéraire un solitaire peu soucieux de trouver un public scientifique.
L’année suivante, il fait la rencontre, troublante, d’un jeune garçon, Christopher Morcom, d’un an son aîné, passionné pour les sciences et les mathématiques. Mais Christopher meurt d’une tuberculose bovine à 19 ans. Cette relation lui fait prendre conscience de son homosexualité. Elle marque aussi son destin scientifique, comme s’il s’était alors donné pour rôle de réaliser la vocation de son ami décédé, poursuivre l’oeuvre de l’esprit dans une machine (un corps) différent.
Entre 1931 et 1935, Turing suit des études de mathématiques au King’s College, à Cambridge. En 1936, il a alors 24 ans, il publie un premier article fondamental, On Computable Numbers with an Application to the Entscheidungsproblem, sur la logique mathématique, dans lequel il va préciser de façon complètement originale la notion de « calculable », et inventer dans la foulée le concept d’une machine capable de réaliser tous les calculs, préalablement décomposés en un nombre fini d’étapes : cette « machine de Turing », comme on l’appelle, une machine sur le papier, deviendra dans les années 50, réalisée en circuits électroniques, le computer (« machine à calculer ») ou ordinateur.
Après deux années passées à Princeton, Turing rentre en Angleterre en 1938 à la veille de la guerre. Il est alors recruté par le service britannique du chiffre, le Government Code and Cypher School, qui vient de s’installer à Bletchey Park, près d’Oxford. C’est là qu’il réussit à casser les codes de la machine allemande Enigma.
Après la guerre, Turing se consacre à la matérialisation de la machine qu’il a conçue dans son article de 1936. Il entre au National Physical Laboratory, près de Londres, pour réaliser le projet de construction d’un prototype d'Automatic Computing Engine (ACE). Des différends d’ordre théorique et administratif l’amènent à démissionner. L’ACE n’entrera en service qu’en 1950.
Entre temps Turing s'est concentré sur la question : une machine peut-elle penser ? Il publie en 1950 un nouvel article, Computing Machinery and Intelligence, qui ouvrira la voie à l’intelligence artificielle. C’est dans cet article qu’il imagine un jeu, le « jeu de l’imitation » [qui fournit, curieusement, le titre du film Imitation game, alors que le scénario n’aborde absolument pas cet épisode], dans lequel il teste la capacité pour une machine de se faire passer pour un humain. Turing a l’intime conviction que les fonctions de notre esprit peuvent s’écrire sous forme mathématique à partir d’un nombre fini de symboles que l’on stockerait et qu’on emploierait au fur et à mesure que le raisonnement avance.
Dans les dernières années de sa vie, entre 1951 et 1954, les recherches de Turing se portent sur la biologie. Il s’intéresse à la régularité mathématique de l’organisation des formes dans la nature. Il publie en 1952 un article sur les mécanismes de croissance de formes biologiques à partir de la fécondation, « Les bases chimiques de la morphogenèse », dans lequel il utilise les équations différentielles de réaction-diffusion pour percer le mystère des processus biologiques, qui ne relèvent pas du déterminisme.
En 1951, Turing subit un procès et a été condamné pour homosexualité - selon le consensus qui faisait loi dans la société britannique de l'époque. Sa condamnation lui fait perdre son travail de consultant pour le service britannique du chiffre. Pour éviter la prison, il choisit la castration chimique, qui consistait à recevoir des hormones femelles, supposées éradiquer son homosexualité en modifiant son équilibre chimique. Le 7 juin 1954, Turing se suicide par ingestion d’une pomme ayant macéré dans du cyanure. Il allait avoir 42 ans.
Turing est universellement reconnu comme un génie. Mais, au fond, qu’est-ce qu’un génie ? Qu’est-ce qui fait les femmes et les hommes de génie ? Ce sont, sans doute, les idées neuves, mais ces idées neuves, d’où leur viennent-elles ? Je crois, à examiner les itinéraires de plusieurs de ceux-là qu’on appelle des génies, que si ces idées viennent d’une intelligence particulièrement douée, elles viennent surtout de la combinaison, de la relation d’une intelligence douée et d’un soi fortement affirmé. Aussi n’est-il pas possible de séparer l’oeuvre de l’homme.
Le propre d’un génie, c’est de ne pas se satisfaire des solutions communément acceptées, des cadres de pensée habituellement partagés : il va « passer outre ». Grothendieck - cet autre mathématicien de génie dont j’ai parlé dans un précédent billet - le disait bien : « C’est dans cet acte de "passer outre", d’être soi-même en somme et non pas simplement l’expression des consensus qui font loi […] - c’est avant tout dans cet acte solitaire que se trouve "la création". Tout le reste vient par surcroît. »
Dans toutes les questions auxquelles Turing s’affronte dans ses recherches : ce qui est calculable (qui peut être prédit), ce qui ne l’est pas (qui peut évoluer de manière imprévisible), ce qui peut être mis en équation, comment on peut prêter une intelligence à des machines, la reproduction de l’intelligence par des nombres, les algorithmes, la mise en équation de la croissance des cellules biologiques, la façon dont elles s’organisent et permettent à l’intelligence d’émerger - dans toutes ces questions Turing passe outre les façons de voir communes, imagine de nouveaux points de vue féconds le conduisant constamment à introduire des thèmes entièrement nouveaux et à développer une vision nouvelle.
La loi générale du génie, dans les sciences comme dans les arts, est la fidélité à soi-même, en dépit des contraintes, des règles que souvent opposent les « douaniers de la pensée » - comme dit Victor Hugo dans la Préface de Cromwell, fustigeant les contempteurs de Racine qui « plia en silence […] paralysé par les préjugés de son siècle » ou de Corneille, « forcé de se mentir à lui-même ».
Turing ne se mentit pas à lui-même. Durant tout son itinéraire, il n’a cessé « d’être soi-même en somme » et « non pas l’expression simplement des consensus qui font loi ». Au prix de sa vie.
En septembre 2011, le gouvernement britannique a présenté des regrets pour les poursuites engagées contre Alan Turing qui ont abouti à sa mort prématurée. Le 24 décembre 2013, la reine Élisabeth II a annulé sa condamnation à titre posthume en signant une prérogative royale de clémence.
(photo guardian.co.uk)
Annexe
Sur la voie de l'intelligence artificielle
Pour ceux que cela intéresse(rait) quelques compléments sur la façon dont les recherches de Turing ont ouvert la voie à ce qu'on appelle aujourd'hui l’ "intelligence artificielle".
Dans son article de 1950 Computing Machinery and Intelligence, Turing pose la question : "Les machines peuvent-elles penser ?". La question pour Turing n’est pas philosophique, il la traite en mathématicien, ce qui présuppose une certaine définition de l’intelligence comme activité intellectuelle pouvant se reproduire avec des nombres, et l’amène à reformuler la question originelle, abstraite, qui devient concrètement : "Une machine peut-elle imiter l’homme ?" (qui, lui, pense).
Pour répondre à la question, Turing construit une véritable expérience en élaborant un test [dit aujourd’hui "test de Turing"], qui consiste en un "jeu d’imitation" [imitation game ] dans lequel, dans un premier temps, un interrogateur doit dialoguer avec une femme et un homme ayant pour consigne de se faire passer pour une femme, puis déterminer lequel des deux est une femme - les échanges se faisant par écrit. Dans un second temps, l’homme est remplacé par une machine, à l’insu de l’interrogateur, la machine imitant l’homme qui imite la femme.
Voici comment Turing présente le jeu :
« Il se joue à trois, un homme (A), une femme (B) et un interrogateur (C), qui peut être de l’un ou l’autre sexe. L’interrogateur demeure dans une pièce différente de celle des deux autres joueurs. Le but du jeu, pour l’interrogateur, est de déterminer lequel des deux est l’homme et lequel la femme. Il les connaît sous les appellations X et Y et à la fin de la partie, il doit dire soit : "X est A et Y est B", soit : "X est B et Y est A". L’interrogateur a le droit de poser des questions telles que :
C : X pourrait-il ou pourrait-elle, s’il vous plaît, me dire la longueur de ses cheveux ?
Supposons que X est vraiment A et qu’il lui faut donner une réponse. Le but de A dans le jeu est de tenter d’induire C en erreur. Sa réponse pourrait être :
"Mes cheveux sont coupés à la garçonne et les mèches les plus longues font à peu près vingt centimètres."
Pour faire en sorte que les tons de voix ne viennent pas en aide à l’interrogateur, les réponses devraient être écrites, ou mieux encore, dactylographiées.
[…]
Le but du jeu pour le troisième joueur (B) est de venir en aide à l’interrogateur. La meilleure stratégie pour celle-ci est sans doute de donner des réponses vraies. Elle peut ajouter des remarques à ses réponses comme "je suis la femme ne l’écoutez pas !", mais cela n’aboutirait à rien, car l’homme peut faire des remarques semblables.
Nous posons maintenant la question : "Que se passera-t-il si l’on substitue une machine à A dans le jeu ?" L’interrogateur se trompera-t-il autant de fois quand le jeu est joué de cette manière que lorsqu’il est joué entre un homme et une femme ? Ces questions remplacent la question originelle, "Les machines peuvent-elles penser ?" »
Le but du jeu est de montrer que la présence de la machine durant la partie est indécelable par l’interrogateur. Si ce but est atteint, ceci permet d’établir que l’intelligence peut être caractérisée indépendamment de tout substrat physique particulier et qu’il est donc possible d’attribuer une intelligence aux machines. L’intelligence n’est donc plus le propre de l’homme. L’intelligence est à la portée des algorithmes.
L’argument qu’utilise Turing pour parvenir à la conclusion d’une indécidabilité quant à l’identité des joueurs n’est pas d’ordre logique mais statistique :
« Je crois que dans une cinquantaine d’années, il sera possible de programmer des ordinateurs […] de telle sorte qu’ils joueront si bien au jeu de l’imitation qu’un interrogateur moyen n’aura pas 70 chances sur cent de faire la bonne identification après cinq minutes de questionnement. […] Je crois qu’à la fin du siècle, l’usage des mots et l’opinion générale des personnes éduquées aura changé si radicalement que l’on sera capable de parler de machines qui pensent sans s’attendre à être contredit. »
Les machines pourront jouer au jeu de l’imitation et duper l’homme si on les dote d’une bonne base de connaissances et de règles logiques pour utiliser cette base à bon escient : en intégrant y compris des erreurs ou des fantaisies pour imiter le comportement humain. [Un exemple amusant me vient en tête à propos d'un « agent conversationnel » (un descendant direct des machines décrites par Turing dans son test), conçu dans la première société de mon fils Alexandre : une prénommée Léa, dédiée au site internet de la SNCF, dont la fonction est de répondre aux questions des voyageurs. Un ami, Guy R., s’est amusé à taper sur le site, non pas : "J’ai perdu mon billet, qu’est-ce que je dois faire ?" ou quelque chose de ce genre, mais : "T’as de beaux yeux, tu sais" . Léa a su botter en touche en répondant : "Je vous remercie du compliment, mais dites-moi quelle est votre question ?"]
Turing a donc imaginé des machines dotées d’une base de connaissance, imitant la pensée. Mais il a également anticipé que ces connaissances, les machines pourraient les acquérir par elles-mêmes, imitant le cerveau. Il se met donc à étudier l'organisation et la dynamique du cerveau. Il compare, dans une publication de 1948, la possibilité d'une auto-organisation progressive du programme de la machine à la croissance du système nerveux ; cette auto-organisation progressive constitue pour lui "le modèle le plus simple d'un système nerveux ayant un assemblage aléatoire de neurones". Il modélise sous forme mathématique des réseaux de neurones artificiels interconnectés de façon aléatoire capables de s'auto-organiser en fonction de l'usage que l'on en fait.
Par ses spéculations mathématiques, Turing a ouvert génialement la voie aux nombreux développements de l’intelligence artificielle.
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