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Le marquis, l'ouvrier-poète et le littérateur (II) Missak Manouchian

Suite...
 
Mon premier est un marquis, mon deuxième un ouvrier-poète, mon troisième un littérateur — a priori ils n'ont pas grand chose en commun, cependant chacun des trois s'est trouvé confronté à une situation d'engagement dans la société de son temps, et il m'a paru intéressant de rapprocher leurs réponses à ces situations.
 
Mon deuxième c'est un ouvrier-poète...
 

Ivre d’un grand rêve de liberté

Missak Manouchian

 

 
 
(Note : les poèmes de Manouchian sont traduits de l'arménien.)

 

 

Orphelin du génocide

 
J’ai laissé derrière moi mon enfance
au soleil nourrie de nature,
Et ma noire condition d’orphelin
tissée de misère et de privation.
Je suis encore adolescent
ivre d’un rêve de livre et de papier,
Je m’en vais mûrir par le labeur
de la conscience et de la vie.
(Vers la France, poème de jeunesse
écrit à l'orphelinat au Liban avant l'embarquement pour la France)
 
 
Missak Manouchian est né (d'après les documents officiels) le 1er septembre 1906 [en fait : le 1er septembre 1909, comme cela vient d'être reconnu : il s’était vieilli de trois ans pour pouvoir travailler en France] à Adiyaman (Arménie turque), quatrième et dernier enfant d’une famille de paysans. En 1915, le génocide des Arméniens fait près d'un million et demi de victimes. Le père de Missak, qui participe à la résistance armée, meurt les armes à la main. La famille est déportée, sa mère meurt d’épuisement. Missak reste seul, orphelin, avec son frère aîné Garabed.
 
Recueilli par une famille kurde, qui le sauve des massacres, Missak est placé avec son frère dans un orphelinat chrétien du Liban, où il s'approprie la langue française et s'adonne très tôt à la poésie. À l'orphelinat, il apprend le métier de menuisier. À l'âge de dix-huit ans (âge déclaré, en fait quinze ans), il obtient avec son frère un passeport qui lui permet de rejoindre la France, le pays rêvé de la culture. Sa future épouse, Mélinée, témoigne :
 
Paris, ce nom évoquait en lui tout un univers de choses possibles, d'espérances vécues, de rêves réalisables. Centre de la culture de l'humanité tout entière, capitale de la Révolution [...]. Il se répétait les noms de Marat, Robespierre, Danton, Saint-Just, des grands Encyclopédistes qui avaient été les prophètes et les artisans de la grande Révolution.
 
 

Ouvrier étranger

 
Ils [...] me jettent au visage
Comme une gifle pleine de rancœur,
le mot “étranger”...
(Étrangéité)
 
 
Les deux frères débarquent à Marseille et travaillent sur les chantiers navals. En 1926, ils rejoignent enfin Paris, mais Garabed, malade, meurt de tuberculose. Missak est désormais seul dans l'existence, abattu. Il se fait embaucher à l'usine Citroën, quai de Javel, comme tourneur. Mais la crise de 1929 éclate, Manouchian, ouvrier étranger, est licencié. Pour survivre, Missak multiplie alors les petits boulots, manœuvre, monteur-téléphoniste, menuisier, laveur de voitures, et, bien fait de son corps, sert de modèle pour des peintres arméniens, pose aussi pour des sculpteurs... 
 
Passionné pour la littérature, il se rend souvent, quand il ne travaille pas, à la bibliothèque Sainte-Geneviève, place du Panthéon, proche de chez lui ; il y passe des heures à consulter des livres, prendre des notes ; il aurait pu y rencontrer Simone de Beauvoir... Il s'initie à la littérature française ; ses auteurs préférés sont Victor Hugo, Henri Barbusse, Romain Rolland ; il se nourrit aussi de la poésie de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud... Avec un jeune ami arménien qui se fait appeler Semma, il s'inscrit à la Sorbonne en auditeur libre ; ils y suivent des cours de philosophie, d'histoire et d'économie politique. Il participe aussi à l'université populaire de la CGTU, où il se politise. En août 1933, il fait une demande de naturalisation française, qui est rejetée en décembre 1934, au motif qu'il est au chômage.
 
 

Poète

 
Je suis une île jetée loin de la terre ferme…
Une ville engloutie par la mer sans limite
Fouettée par les bourrasques infinies,
Qui se lamente sans fin sur ses côtes rocheuses…
(Ennui)
 
 
Missak aime la poésie et écrit des poèmes, reprenant parfois des thèmes ou des images, qui renvoient à certains poèmes de Baudelaire ou de Rimbaud. Il fréquente aussi de jeunes écrivains arméniens et fonde avec son ami Semma, passionné tout autant que lui par le pouvoir des mots, une revue littéraire en langue arménienne, Tchank ("L'Effort"). Ils y publient des articles littéraires, des chroniques, des poèmes qui évoquent presque tous l’exil, l’éparpillement, l’absence.
 
Tous les jours de mon enfance et de mon adolescence,
Mon cœur parfois détruit, je l’ai offert de force en sacrifice
Sur l’autel des vanités impérieuses du temps,
Réfugié candide avec la promesse d’espoirs.
 
Tourmenté comme le forçat, persécuté comme l’esclave,
J’ai grandi sous le fouet du mépris et de la privation
À me battre contre la mort, aspirant à la vie,
J’ai été attentif à chaque enchantement.
 
Cependant, l’amertume que j’ai bue à la coupe du souci,
S’est lentement muée en révolte et en vigueur,
Et ma patience à présent diffusée avec colère
Menace le cœur du chant, comme les éléments survoltés.
(Le miroir et moi)
 
 

Militant

 
Quand éclate le coup de tonnerre du 6 février 1934, qui voit la République vaciller sous les coups de boutoir des Ligues d’extrême-droite, Missak est naturellement dans la rue. Dans la foulée, il adhère au Parti communiste français et rejoint la section française du Comité de secours à l'Arménie (HOG). Dès juillet 1935, il est proposé, puis élu, "secrétaire" du HOG. C'est dans ce cadre qu'il rencontrera celle qui va devenir sa femme, Mélinée, qui travaille pour l'organisation comme secrétaire, chargée des tracts, dépliants ou plaquettes.
 
Mélinée Assadourian vient d'un milieu social différent (son père occupait une fonction de direction dans les Postes à Constantinople), mais, comme lui, elle est Arménienne et orpheline, et elle partage la même expérience de l'injustice. Ils se reconnaissent rapidement, mais Missak, timide, tarde à se déclarer. Ce qu'il finira par faire, à sa manière :
 
— Veux-tu voir la photo de la jeune fille que j'aime ? lance-t-il à sa camarade secrétaire. Et il sort de sa poche un miroir qu'il lui présente :
—  C'est une glace, pas une photo, lui dit-elle.
— Non, non ! Regarde bien, ce que tu vois, c'est bien l'image de la jeune fille que j'aime...
 
Le mariage sera célébré moins d'un an plus tard, en février 1936.
 
Sois liesse et printemps pour l’éternité...
 
 
 
 
Missak est très pris à la tête du HOG. Il se voit confier aussi la direction du journal Zanghou (du nom d’une rivière arménienne), le journal du Comité d'aide à l'Arménie. Il rejoint également la section arménienne de la MOI (Main-d'oeuvre immigrée) constituée de groupes créés par le PCF, où les militants, étrangers, se retrouvent en fonction de leur origine, de leur culture et de leur langue — la plupart, juifs issus d'Europe centrale, ou Italiens, Espagnols combattant le fascisme.
 
Tiraillé entre ses activités militantes et son désir de rester poète, Missak s'épanche dans son journal intime — ainsi sur cette page datée de février 1935 [Noter : "J'ai 25 ans" : il est donc bien né en 1909, et non en 1906, comme il l'a déclaré aux autorités en se donnant trois ans de plus pour obtenir un passeport] :
 
La vie de tous les jours se presse comme un courant et je ne trouve pas une seconde pour rester seul avec moi-même. […] Le soir en retournant dans ma chambre je ne suis plus d’humeur à écrire mes notes […] Je me demande si la vie en vaut la peine, est-ce qu’il faut continuer de la vivre. J’ai 25 ans. Je voudrais m’exprimer mais il me semble qu’on a mis une pierre sur mon cœur. Où me mènera cette vie tumultueuse ?
Mon vœu le plus cher était de me consacrer à l’art mais me voici embarqué dans la lutte politique et militante et je ne suis pas en paix avec moi-même.
 
 

Résistant

 
Des forces sauvages détournent mon âme
De sa course effrénée vers l'idéal
Et la contraignent
Aux luttes acharnées du présent...
(L'appel de la multitude)
 
 
"Embarqué" dans la lutte politique et militante, Missak va basculer dans la clandestinité fin 1941 et devient responsable de la section arménienne de la MOI. Mélinée, de son côté, milite aussi clandestinement au sein de la MOI, chargée de la littérature de propagande, tracts, appels etc. qu'elle distribue dans la proche banlieue et dans certains quartiers de Paris. Durant ces années, les Manouchian sont très liés avec Micha et Knar Azvanourian, les parents de Charles Aznavour, sympathisants communistes également engagés dans la Résistance, qui joueront un rôle pour sauver Mélinée du désastre à venir.
 
1942 : la Résistance communiste passe à la lutte armée en mettant sur pied les Francs-tireurs et partisans, les FTP. La MOI est intégrée aux FTP et devient la FTP-MOI, que dirige Missak Manouchian de juillet 1943 à novembre 1943. La FTP-MOI est vite une structure efficace, mobile, organisant des actions de guérilla, attentats, déraillements de train etc. contre les forces allemandes d'occupation.
 
La décision de participer au combat armé n'a pas été facile à prendre pour Missak ; Mélinée écrit même que tous deux s'y engagent "à contrecoeur"...
 
Parfois s’éteignent les flambeaux de l’espérance
Et les ténèbres t’étreignent entièrement…
Ton monde intérieur, tourmenté et sauvage,
S’écrase impuissant contre le rocher de la vie…
 
Ton âme cependant est un phénix qui s’enflamme ;
Fécondée par des forces inconnues,
Elle renaît victorieuse de ses chutes
Et s’élève sans cesse jusqu’à la lumière…
(Autoportrait)
 
Le "groupe Manouchian", après avoir accompli près de trente opérations dans Paris, repéré, surveillé, impitoyablement traqué, non par la Gestapo, mais par les brigades spéciales de la police française ; donné par l'ancien responsable politique des FTP-MOI, Joseph Davidovitch, alias "Albert" — finit par tomber dans les filets des policiers : le mardi 16 novembre 1943, Missak Manouchian est appréhendé ; le même jour, soixante-huit partisans sont arrêtés ; Mélinée, prévenue du coup de filet, échappe à la police avec le secours de la famille Aznavourian. Le 28 décembre, "Albert", le traître, est exécuté par les siens.
 
 
(16 novembre 1943)
 
Missak et vingt-trois de ses camarades sont torturés par la police française, puis remis à la Gestapo militaire, pour un simulacre de jugement. Le "procès" a lieu du 19 au 21 février 1944. Les prévenus, à l'exception d'un seul, sont condamnés à être fusillés : ce sont les "vingt et trois" de l'Affiche rouge, conçue par la propagande allemande pour dénigrer les "terroristes" étrangers, et dont l'effet sera inverse de celui qu'attendait l'occupant, suscitant au contraire des actions de sympathie. Des anonymes barreront les affiches d'un bandeau : "Morts pour la France".
 
 
Deux heures avant son exécution, Missak écrit à Mélinée, en français : 
 
Fresnes, le 21 février 1944,
Ma chère Méline, ma petite orpheline bien-aimée. Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde.
Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas, mais pourtant, je sais que je ne te verrai plus jamais [...] Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand [...] Aujourd'hui il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis... Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus [...] Adieu.

 

Missak et Mélinée Manouchian sont entrés tous deux au Panthéon le 21 février 2024.
 

 

Quand, errant dans les rues de la ville,

Les soupirs et les plaintes ininterrompus

De la misère et des privations sans nombre

Traversent mes yeux et s’accumulent en mon âme,

Je les mélange à ma souffrance

(Le dénuement)

 
 
À suivre
 


15/03/2024
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