Crime de lèse-humanité
Les jours d’après...
Je relis cette réflexion de Marc-Aurèle dans ses Pensées à soi-même : « Au petit matin, quand il t’en coûte de te réveiller, que cette pensée te soit présente : c’est pour faire oeuvre d’homme que je m’éveille » [Livre V,1] - et je me dis que ceci peut aussi bien s’appliquer à nous-mêmes, quand nous peinons à sortir de l’état de sidération dans lequel nous ont plongés les événements du 13 novembre.
Passé le choc, nous tentons de rouvrir les yeux, avec cette pensée présente : "s’éveiller pour faire oeuvre d’homme » : ne pas en rester aux émotions, s’efforcer de comprendre, comme nous y incite Spinoza, recommandant de prendre du recul par rapport à nos affects : « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre », nous dit-il dans l'Éthique [Troisième partie, préface] ; et encore, dans le Traité politique [I, para 4] : « J’ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre ».
Mais comprendre ce qui tourne autour du radicalisme islamique, autour de Daech s'avère difficile. Ce n’est pas que les informations, dossiers, enquêtes spéciales manquent, bien au contraire, mais au bout de compte bien des questions restent ouvertes. Nous nous prenons à penser que nos cadres de réflexion occidentaux apportent des limites dans notre capacité à appréhender les réalités de ce monde autre, mais il faut bien faire avec, en étant conscient des limites.
Ce n’est pas mal à propos qu’un islamologue comme Adrien Candiard, de l’Institut dominicain d’études orientales (Ideo), intitule la conférence qu’il a récemment donnée sur l’islam [au demeurant particulièrement bien informée : voir le lien en fin de billet] : « Comprendre l’islam (ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien) ».
Daech (acronyme arabe de 'Etat islamique') se réfère explicitement à l’islam : mais quel islam ? Y a-t-il un ou plusieurs islams ? Les mouvances radicalisées comme le wahhabisme ou le salafisme sont-elles considérées comme des hérésies - ce qu’elles étaient au début du XXᵉ siècle - ou sont-elles en passe au XXIᵉ siècle de devenir l'orthodoxie ?
Kamel Daoud, écrivain algérien, écrit : « Le Daech a une mère l'intervention américaine en Irak et un père le wahhabisme saoudien ». On comprend bien, en considérant ces tenants et aboutissants, que le politique et le religieux sont de fait inextricablement liés. Le religieux est instrumentalisé par le politique : mais quel religieux ? Certains disent « Ceci n’est pas l’islam », comme comme Magritte disait « Ceci n’est pas une pipe » - c’était tout de même la représentation d’une pipe.
Que penser de l’instauration d’un califat mondial ? Ben Laden en a rêvé, Abou Bakr-Al Baghdadi l’a fait qui s’est auto-proclamé le 5 juillet 2014 premier calife depuis des générations, affirmant renouer directement, par delà des siècles d’histoire, avec le Prophète et ses premiers disciples. Au delà d’un retour assumé à un islam imaginé originel, quelle portée donner à cette restauration ? Une visée messianique ? L’annonce du début de la fin des temps ?
Daech renoue, au titre de ce retour au régime juridique de l’islam du VIIᵉ siècle, avec les pratiques les plus barbares : esclavage, crucifixion, amputation, décapitation… les femmes maintenues dans une condition inférieure. Ces pratiques font partie intégrante de textes datés du Coran : mais est-ce bien Allah dans le texte ? Quid du contexte ? La lecture littérale de ces textes datés n’est-elle pas illusoire qui se voudrait sans interprétation ?
(Noter, pour ce qui est du retour aujourd’hui au XXIᵉ siècle de ces pratiques, que l’Arabie saoudite, patrie du wahhabisme qui de secte hérétique est devenue, l’argent du pétrole aidant, l'inspiratrice des fondamentalismes, ne le cède en rien à Daech. Ici et là, esclavage, amputation, décapitation, asservissement de la femme, interdiction de penser librement [ cf le blogueur saoudien Raef Badawi, condamné à 10 ans de prison et 1000 coups de fouet pour "insulte envers l'islam", qui vient de recevoir le prix Sakharov du Parlement européen]… c’est la même mentalité archaïque qui règne. Pourtant l’Arabie saoudite est jugée fréquentable - mieux on lui vend des Rafales… À cause des intérêts économiques, qui vaudraient qu’on regarde ailleurs ? Le « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », de Térence, n’est pas convoqué.)
Qu’est-ce qui attire les jeunes radicalisés dans les rets de Daech ? Le sentiment de participer à un moment historique ? à un événement messianique ? Le déchaînement sublimé de la violence ? Le rejet de la société qui se transforme en haine de l’autre ? L’adhésion à une idéologie qui donne un schéma de pensée à leurs frustrations ?
Ce qui nous menace dans notre vivre-ensemble, c’est bien la négation de l’humain que véhicule cette idéologie nihiliste : nihiliste, parce que rien n’existe, n’a la place pour exister, qui soit « autre ». Ainsi détruit-on tous les vestiges avant l’islam : on efface les traces. Ainsi procède-t-on au nettoyage religieux : on vise à éradiquer tous les « mécréants » - les non-musulmans, mais aussi les « apostats » musulmans, au premier rang desquels les chiites. Ainsi asservit-on la femme : on la réduit à un objet.
Face à cette idéologie négatrice prétendument religieuse, la résistance devrait s’organiser d’abord de l’intérieur : mais les intellectuels musulmans, à l’exception de quelques-uns qui se démarquent, restent étonnamment peu loquaces. On aimerait qu'ils s’engagent réellement pour déconstruire, avec les armes de la critique et du penser libre, le discours fondamentaliste de Daech.
Quant à nous, l’épreuve nous fait redécouvrir, respecter, apprécier, aimer les valeurs dites humanistes qui sont notre héritage.
Conférence d'Adrien Candiard
« Comprendre l’islam (ou plutôt : pourquoi on n’y comprend rien) »
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