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La rentrée avec Rimbaud. (IV) Et libre soit cette infortune

 

«Allons! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère.»

(Une saison en enfer, Mauvais sang)



 

René Char a une parole forte : «Rimbaud le Poète, cela suffit, cela est infini». J’entends bien. Mais l’oeuvre ne se sépare pas complètement de l’homme, et je pense que les quinze années d’errance de Rimbaud après son abandon de la littérature, «ça ne veut pas rien dire» − malgré ce qu’écrit, curieusement, Verlaine : «…puis il ne fit plus rien que de voyager terriblement et de mourir très jeune».

 

Ça ne veut pas rien dire… qu’après avoir fait imprimer Une saison en enfer et rédigé ses Illuminations, Rimbaud, tournant résolument le dos à son passé de poète («Je ne m’occupe plus de ça»), se mette à ses vingt ans à nouveau sur les chemins, s’arrachant au génie qui l’habitait, cet autre dont il se défait.

 

«Son pas ! Les migrations plus énormes que les anciennes invasions», prophétisait déjà «Génie», le dernier poème en prose des Illuminations

 

Migrations ! ses voyages erratiques en Allemagne, en Italie, en Égypte, à Java, à Chypre, à Aden; l’ultime fugue enfin des dix dernières années, en Abyssinie − jusqu’à sa mort, à trente-sept ans, le 10 novembre 1891, à Marseille.

 

Dans une lettre aux siens de janvier 1885, Rimbaud écrit : «En tout cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde, au contraire, si j’avais le moyen de voyager sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est très grand et plein de contrées magnifiques que l’existence de mille hommes ne suffirait pas à visiter».

 

Rimbaud donc est parti, et s’est tu. Jamais aucune allusion à son passé littéraire; rien;  «Je ne parlerai pas, je ne penserai rien», écrivait-il de façon annonciatrice dans Sensation, ce poème d’avant son premier départ. La rupture est totale avec l’autre qui l’habitait au temps de ses voyances. Une déprise; un acte de liberté − qu’accompagne le silence. Ce silence (qui a beaucoup fait parler !) appartient à Rimbaud.

 

Départs. «J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs!» (Une saison en enfer, Adieu). Rimbaud s’en va sur les chemins, au loin; il cultive l’oubli, mais pas à la manière des romantiques de façon éthérée; au contraire, il ne s’empêche pas : il va mener de multiples vies, besogneuses, éprouvantes, − ce sera un dur à la tâche, qui ne réussit pas souvent; encaisse bien des échecs; subit; mais demeure déterminé.

 

De tous ses métiers mobiles, fugaces, on connaît : répétiteur; agent de cirque; mercenaire (mais il prendra soin de déserter à Java); contremaître, à Chypre; négociant en café et autres denrées, à Aden et Harar pour le compte de la maison Bardey; explorateur, correspondant de la Société de géographie en Abyssinie; marchand d’armes, en affaires avec le roi Ménélik au Choa; commerçant à son compte − tout cela avec des fortunes diverses. Plutôt malchanceux en affaires, rarement satisfait, il apparaît aux yeux de ceux qui le fréquentent, solitaire, intraitable avec tout le monde comme avec lui-même, «très parcimonieux et très acharné», un «extraordinaire original», dit un négociant qui l’a connu.

 

Illustration savoureuse de ses manières plutôt insolites : À son ami Delahaye qui lui demandera plus tard comment il avait pu jouer les contremaîtres, à Chypre, dans une société spécialisée dans l’extraction et le transport des pierres d’une carrière : «Rien à connaître : je les regardais faire, puis je leur disais ce qu’ils avaient à faire. Et ils me prenaient très au sérieux» !

 

Les pierres. Ici, «les cailloux sonnent», écrivait-il dans un poème ancien. Ces pierres et cailloux, il les retrouvera dans les montagnes et sur les chemins arides du Harar où il retrouve son goût «pour la terre et les pierres» (Une saison en enfer, Faim). Et il semble que la sécheresse contribue à le façonner dans son corps et son âme : «La dernière expédition, écrit-il début 1887, m’a tellement usé que je gis souvent immobile telle une pierre insensible au soleil». «Je m'offrais au soleil, dieu de feu.» (Une saison en enfer, Alchimie du verbe)

 

Rimbaud parle peu; on le décrit mutique, assez bourru; dans ses courriers aux siens (des courriers qui n’ont jamais été interrompus, mais irréguliers, et qui mettaient parfois des mois à parvenir à destination), il se plaint souvent de sa lassitude, de sa fatigue, son isolement :  

 

«Pour moi, je n’ai personne à qui songer, sauf ma propre personne, qui ne demande rien.» (7 novembre 1881)

«Quelle existence désolante je traîne sous ces climats absurdes [...] Ma vie est un réel cauchemar. Ne vous figurez pas que je la passe belle. Loin de là : j’ai même toujours vu qu’il est impossible de vivre plus péniblement que moi.» (5 mai 1884)

«J’ai trente ans passés à m’embêter considérablement et je ne vois pas que ça va finir, loin de là, ou du moins que ça va finir par un mieux.» (30 décembre 1884) 

et caetera.

 

À un moment, il espère ce mieux : une affaire, rentable enfin, se profile avec un projet de commerce d’armes, risqué, mais Rimbaud est du genre déterminé : «Il me vient [!] quelques milliers de fusils d’Europe. Je vais former une caravane, et porter cette marchandise à Ménélik, roi du Choa. La route pour le Choa est très longue : deux mois de marche presque jusqu’à Ankober la capitale, et les pays qu’on traverse jusque là sont d’affreux déserts» (22 octobre 1885).

«J’espère bien que cette affaire réussira.» (18 novembre 1885)

 

Las! tout ira de travers; le départ de la caravane, à cause de multiples tracas, sera repoussé d’un an; son associé meurt, ce qui entraîne de fortes complications; le roi Ménélik, à l’arrivée, n’est pas disposé à payer etc.

 

Aux siens : «Mon voyage en Abyssinie s’est terminé. Je vous ai déjà expliqué comme quoi, mon associé étant mort, j’ai eu de grandes difficultés au Choa, à propos de sa succession, on m’a fait payer deux fois ses dettes, et j’ai eu une peine terrible à sauver ce que j’avais mis dans l’affaire [...] après m’être fatigué d’une manière horrible pendant près de deux ans. Je n’ai pas de chance!  [...] Je dois passer le reste de mes jours errant, dans les fatigues et les privations, avec l’unique perspective de mourir à la peine». (23 août 1887)

 

Ses fatigues, ses déceptions l’ont conduit à une lassitude profonde : «Je ne sais pas comment tout cela finira. Enfin, je suis résigné à tout». (Marseille, 17 juin 1891)

 

Était-ce là la sagesse première et éternelle qu’il avait imaginée, dans Une saison en enfer (L’impossible), trouver en Orient : «J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards; je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle» ?

 

C’est plutôt le cri de Job : «– Où donc est passée mon espérance ?» (Job 17, 15). L’existence malheureuse de Rimbaud transparaît à travers les «nouvelles» qu'inlassablement il transmet à sa famille : «Jamais rien d’intéressant à dire. [...] Que voulez-vous qu’on vous écrive de là ? Qu’on s’ennuie, qu’on s’embête, qu’on s’abrutit, qu’on en a assez, mais qu’on ne peut pas en finir...» (25 février 1890) 

Peut-être cette existence consumée, réduite en cendres grises, était-elle le prix délibéré à payer pour avoir, jadis, brûlé de ce feu fulgurant − qui à jamais nous éblouit...

 

 

Mais moi je ne veux rien à rien;

Et libre soit cette infortune. 

(Bannières de mai)

 

∗    ∗

 

 

Cette série de billets de rentrée en forme de vagabondages s'achève ici, à quelques jours de l'anniversaire de la naissance de Rimbaud, le 24 octobre 1854... En espérant vous avoir donné le plaisir de découvrir quelques passages de ses lettres d'Abyssinie, et relire, peut-être autrement, certains des poèmes de ce magnifique passeur de feu.

 

 

 



12/10/2024
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