Islam contre islam
Ce billet fait suite au précédent : « Le Coran et nous », qui a suscité de nombreux commentaires fort intéressants à relire.
Je voudrais simplement ici, dans un contexte où on parle beaucoup de l’islam, des peurs qu’il suscite (voir par exemple le dernier ouvrage d’Emmanuel Todd : « Qui est Charlie ? Autopsie d’une crise religieuse », dans lequel il dénonce « l’imposture » des manifestations du 11 janvier, voyant dans la « marche républicaine » une « hystérie » collective et xénophobe contre l’islam) - je voudrais donc ici reprendre ou préciser certains aspects concernant notre connaissance de la réalité de l’islam.
On assimile souvent chez nous musulman et arabe. Mais « musulman » qualifie le croyant d’une religion, et « arabe » qualifie l’identité de celui ou celle dont la langue maternelle est l’arabe. Si la plus grande partie des arabes sont de religion musulmane, il existe aussi (en Egypte, Syrie, Liban, Jordanie, Irak, Iran...) des arabes chrétiens. Quant aux arabes musulmans, ils ne représentent que 500 millions de personnes sur les 2,5 milliards de musulmans dans le monde : donc, arabes et islam ne se confondent pas, même si l’islam est né en Arabie et si une grande partie de ce qui se joue aujourd'hui dans l’actualité, l’islamisme en particulier, trouve son origine dans les États de la péninsule Arabique.
Un héritage qui n’a été précédé d’aucun testament
Le problème originel de l’islam, c’est que, comme aurait dit René Char, son héritage n’a été précédé d’aucun testament. Muhammad, tout occupé qu’il était dans la dernière période de sa vie de conquêtes militaires, n’a pas préparé sa succession. Il en est résulté une suite de conflits entre prétendants à sa succession et de guerres intestines qui ont marqué les débuts de l’islam et continuent de caractériser son histoire aujourd’hui encore, clivant l’islam en deux groupes principaux, antagonistes, qui se font la guerre sur le théâtre des opérations islamistes : les sunnites (90% des musulmans dans le monde) d’un côté, les chiites (9%) de l’autre. Tout cela, au départ, pour une affaire de succession mal préparée.
À la mort de Muhammad, en 632, son plus proche parent, le seul mâle de la famille, son cousin et gendre Ali bin Abi Taleb, est trop jeune, tout juste trentenaire, pas assez expérimenté, pour être reconnu par tous comme successeur. Certains dans la communauté (oumma) lui préfèrent Omar ibn Khattab, désigné par le Prophète dans les derniers jours de sa vie pour dire les prières ; d’autres optent pour Abou Bakr al-Siddiq, compagnon de toujours de Muhammad, le plus à même selon eux d’exercer le pouvoir. Finalement, ce sont les partisans de ce dernier qui l’emportent : Abou Bakr est désigné calife (khalifat), c’est-à-dire « successeur ».
Durant son califat de deux ans, Abou Bakr s’emploie à affaiblir Ali et sa famille, dont la popularité reste grande parmi les croyants. À sa mort en 634, Omar ibn Khattab devient calife, désigné par Abou Bakr comme successeur. Omar, à défaut de qualités religieuses, se révèle être un grand capitaine. L’expansion de l’islam, vers l’Afrique du Nord, le Proche Orient et le monde indien, commence avec Omar. Mais Omar est assassiné en 644. Après lui, c’est Othman ibn Affan qui est coopté pour être le commandeur des croyants. C’est ce calife qui rassemble par écrit les 114 sourates du Coran actuel (texte donc qui ne date pas du vivant du Prophète, des variantes existaient) et impose cette version comme la seule officielle, détruisant les versions concurrentes.
Othman est assassiné en 656. Ali, soupçonné d’avoir commandité le meurtre, est cependant coopté calife. La famille du Prophète revient au pouvoir mais des dissensions apparaissent rapidement. Une guerre fratricide s’ensuit. Les insurgés sont vaincus, mais Ali peine à affirmer son autorité. Un nouveau conflit éclate, avec Mo’awiya cette fois-ci, à qui son influence permettait de prétendre à la succession d’Othman. Un traité aurait finalement été signé entre Mo’awia et Ali, partageant des zones de pouvoir : la Syrie et l’Égypte, sous le contrôle de Mo’awiva ; le reste du califat sous celui d’Ali. Mais Ali est assassiné en 660.
À la mort d’Ali, son fils, Hassan, est désigné comme son successeur. Mo’awiya marche avec son armée sur l’Irak, où se trouvent les partisans de Hassan. Ce dernier se révèle incapable de résister militairement. Mo’awiya obtient de Hassan qu’il lui cède le califat. C’est à partir de cette renonciation de Hassan, en 661, que débute le califat de Mo’awiya, qui inaugure la dynastie des Omeyyades. Les partisans (en arabe chi’a) d’Ali sont pourchassés : la division historique entre les futurs chiites (les partisans d’Ali) et les futurs sunnites commence ici.
Chiites-sunnistes : une division historique
Chiites et sunnites se réclament des quatre premiers califes, mais au-delà, forment deux lignées antagonistes, au sein desquelles la lecture du Coran n’est pas la même. Deux grandes questions (outre celle de la généalogie, on vient de le voir) séparent les deux groupes : la première est celle de l’interprétation du Coran, la deuxième celle de l’imamat.
Pour les sunnites, le texte du Coran "incréé", tel qu’établi par le troisième calife Othman ibn Affan, est à prendre au pied de la lettre. L'interprétation est figée. Les chiites, quant à eux, vont développer leur propre ijtihad, l’effort d’interprétation.
La deuxième question clivante est celle de l’imamat. Chez les sunnites, l’imam est un pasteur qui commente le Coran ; nommé par d’autres hommes, il fait office de guide entre le croyant et Allah pour la prière. Il n’y a pas de clergé hiérarchisé, chacun est habilité à jouer ce rôle. En revanche, dans le chiisme, l’imam, tirant directement son autorité de Dieu, est le véritable guide de la communauté, gardien de la charia. Il y a un clergé, très structuré.
De ces deux questions résultent des organisations politiques différentes. Alors que les sunnites acceptent que les autorités religieuse et politique soient fondues dans la même personne, les chiites prônent une séparation claire. Exemple : Au Maroc, majoritairement sunnite, le roi est commandeur des croyants, tandis qu’en Iran chiite, les ayatollahs sont indépendants du pouvoir exécutif.
L’islam contre l'islam
Le conflit entre chiistes et sunnites, qui n’a cessé tout au long de l’histoire de l’islam, prend aujourd’hui la forme, encore et toujours, de guerres religieuses fratricides à travers les violences, attaques, massacres, viols… exécutés au nom d’Allah le Miséricordieux ! en Afghanistan, au Pakistan, en Inde, au Moyen-Orient...
En Afghanistan, les violences ont été ravivées dans les années 90 après les attaques, par le commandant Massoud, de la tribu à 90% chiite des Hazaras. Après le départ des Américains, le sunnite Oussama Ben Laden, qui se sent lâché, fait de l’Afghanistan la base du mouvement salafiste djihadiste Al-Qaïda, dirigé contre l'Occident, et ambitionne de recréer un califat (supprimé en 1924). Oussama Ben Laden en a rêvé, c’est Abou Bakr al-Baghadi, de l'organisation concurrente l’État islamique (E.I.), qui le fait, en proclamant le 29 juin 2014 l’instauration d’un califat sur les territoires irakiens et syriens - s’auto-proclamant calife, successeur du Prophète, sous le nom d'Ibrahim. L’E.I. a reçu l’allégeance de plusieurs groupes djihadistes comme Boko-Haram, du Nigéria, d’autres d’Égypte, de Libye, du Yemen… En revanche, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), d’autres groupes islamiques, rejettent l’E.I. déclarant « vouloir un califat, dans la voie de la prophétie, sur la base de la choura (la consultation) ».
En Syrie, la minorité alaouite (chiite), à laquelle appartient le clan de Bachar el-Assad, résiste à l’E.I.. En Irak, dans les années 1970, Saddam Hussein avait tenté d’intégrer les chiites, majoritaires numériquement (60% de la population) mais minoritaires politiquement, avant de se retourner contre eux, craignant de voir les ayatollahs voisins d’Iran, chiistes, les mobiliser et déstabiliser le pays. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, l’Iran a largement infiltré le territoire irakien et contribue à contrer aujourd’hui les avancées de l’E.I..
En Iran, les chiites constituent plus de 90% de la population. C’est le clergé, très institutionnalisé, qui a coordonné la révolte de 1979 contre le Chah. Le régime des ayatollahs se pose en garant de la vérité islamique et ambitionne de diffuser la révolution chiite dans la région, en opposition aux sunnites.
En Arabie saoudite, où les chiites représentent 70% de la population, le pouvoir est détenu par les wahhabites, gardiens des lieux saints de l’islam, qui se veulent les garants du sunnisme rigoriste. Le courant révolutionnaire prône le djihad armé. Au Qatar, où 80% de la population musulmane est sunnite, la religion d’État est d’obédience wahhabite. Au Bahreïn, une minorité sunnite dirige le pays composé de 75% de chiites.
Au Yémen, dont la population majoritairement musulmane est composée à 55% de sunnites et à 45% de chiites, la situation est explosive face à l’offensive des rebelles houthis d’obédience chiite. Depuis mars 2015, une coalition de plusieurs pays arabes sunnites dirigée par l’Arabie saoudite intervient militairement contre les rebelles, armés par l’Iran chiite.
Ainsi toutes ces guerres, dont les enjeux sont le pouvoir et le contrôle sur des terres revendiquées comme appartenant à l’islam, sont-elles menées islam contre islam.
L’islam et la société française
Et l’islam en France ?
La religion musulmane est considérée en France comme la deuxième après le christianisme. On compterait dans les débuts des années 2010 de l’ordre de 5 millions de personnes de confession musulmane (8% de la population totale française), de l’ordre de 6 millions vers 2030 (10% de la population totale) selon les projections démographiques. Ces chiffres bien entendu sont généraux, sur certains territoires la proportion est beaucoup plus importante. En tout état de cause, la France est le 1er pays d’Europe occidentale à la fois en nombre et en pourcentage de musulmans.
Cette situation pose à la société française des questions spécifiques, du fait que si l'islam est une religion (la religion est une affaire privée qui ne regarde pas la chose publique), il est également une communauté dont le lien religieux fixe pour chaque membre et pour tous les membres ensemble les conditions et règles de vie. J'aborderai quelques-unes de ces questions dans un billet ultérieur.
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