voilacestdit

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Entre la nuit et le jour

 

 
Dans le fracas des mots qui s’échangent (comme on échange des coups) autour du coronavirus, ses variants, les vaccins etc., paroles de sachants qui s'entrechoquent les unes contre les autres — j’aime à retrouver, au milieu de cet embarras, comme un lieu de sérénité en fréquentant quelques poètes, dont la parole est capable d’établir un rapport juste avec ce qu’elle désigne. Au nombre de ces poètes, je compte Philippe Jaccottet, que j’ai récemment découvert, bien que ce soit un ancien dans nos Lettres. Né à Moudon (Suisse) en 1925, Philippe Jaccottet vit à Grignan, dans la Drôme, depuis les années 50. Poète (entré dans La Pléiade de son vivant), il est également traducteur, notamment de Goethe, Hölderlin, Rilke, Musil, Homère — et sans doute l'expérience de la traduction a-t-elle contribué à développer sa capacité à maîtriser le juste rapport des mots
 
 
 
Ce que j’aime en lisant Philippe Jaccottet, c’est cette poétique du langage qui use de mots tout simples. Ici pas de fioritures, pas de faux-semblants, pas de contorsions ou de mots rares inconnus du lecteur, pas de lyrisme, pas même d'images ; juste le mot qu’il faut pour traduire l’émotion de sa perception du monde. Mais le poète ne se met pas en avant, ce n’est pas de lui qu’il parle — Philippe Jaccottet n’est pas Montaigne (« C’est moi que je peins ») — il s’efface pour n’être qu’ouverture inquiète :
 
Laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière […]
L’effacement soit ma façon de resplendir.
(L’ignorant)
 
Le travail du poète, c’est, exprime-t-il...
 
de veiller comme un berger et d’appeler 
tout ce qui risque de se perdre s'il s'endort. 
(L’ignorant)
 
Ce qui nous éloigne du fracas du monde et nous rend attentif au presque rien, au passage, au souffle. Tel est la véritable geste de l’écriture pour Philippe Jaccottet : une parole-passage, ouverture laissée au souffle. Aussi aimons-nous les vallées, les fleuves, les chemins, l’air. Ils nous donnent une indication sur le souffle. Rien n’est achevé. Il faut faire sentir cette exhalation, et que le monde n’est que la forme passagère du souffle. (Et, néanmoins)        
 
J’aime ainsi chez Philippe Jaccottet la simplicité des mots, son extrême sensibilité, sa modestie, son écriture brève, le côté épuré de ses poésies. Certaines, d’ailleurs, font penser à des haïkus ou des poèmes japonais comme ceux-ci, vieux de huit siècles, du moine Saigyô, qu’il cite dans Ce peu de bruits  :
 
Au crépuscule une barque amarrée
sur les berges de la rivière
au loin la Voie lactée
là-bas aussi souffle
un vent frais 
 
ou encore :
 
Au bout du crépuscule
franchissant le col du mont Hihara
soudain le chant d’une tourterelle
comme venu de l’au-delà 
 
… poème qu’il commente ainsi, découvrant entre Saigyô et lui même comme "une communauté inespérée" :
 
Là, il me semblait que Saigyô me tendait à travers le temps un modèle, un concentré de ce qu’il m’est arrivé d’éprouver au plus profond de moi, le centre d’où tout serait parti ou vers quoi tout serait orienté. […] écho dans lequel s’effacent siècles et distances, et qui semble témoigner d’une communauté inespérée.
Il y a en effet dans ces quelques vers le passage du jour à la nuit, associé au passage du col ; la soudaineté du chant entendu, et l’impression qu’il vient de ‘l’au-delà’ — j’ignore ce que cette traduction veut exactement dire : venu simplement de l’autre côté du col, ou d’un autre monde. Mais c’est exactement ce que j’aurai tant de fois ressenti et essayé de dire : un creusement de l’espace-temps jusqu’à l’infini, mais, il faut y insister, dans des circonstances banales, à l’intérieur de ce monde et d’une vie d’homme parfaitement quelconque et sans histoires. (Ce peu de bruits)
 
Ainsi, et dès ses premiers poèmes dans les années cinquante, Philippe Jaccottet a tenté de dire le passage, ou le souffle, l’insaisissable, ou l’éphémère. Sa poésie est comme un tremblement, une perception fine, mais fragile de ce monde...
 
Monde né d’une déchirure
apparu pour être fumée !
Néanmoins la lampe allumée
sur l’interminable lecture 
(Airs)
 
…lecture toujours menacée par la force des vents contraires et ce qui la nie. Mais la foi du poète n’est jamais perdue dans la geste de l’écriture, et cette confiance m’apporte, dans la dureté de ces temps, réconfort et bienfait.
 
Bonheur désespéré des mots, défense désespérée de l’impossible, de tout ce qui contredit, nie, mine ou foudroie. À chaque instant c’est comme la première ou la dernière parole, le premier ou le dernier poème, embarrassé, grave, sans vraisemblance et sans force, fragilité têtue, fontaine persévérante ; encore une fois au soir son bruit contre la mort, la veulerie, la sottise ; encore une fois sa fraîcheur, sa limpidité contre la bave. Encore une fois l’astre hors du fourreau. (Et, néanmoins)
 
 
 
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Une semaison de larmes
sur le visage changé,
la scintillante saison
des rivières dérangées :
chagrin qui creuse la terre
 
L'âge regarde la neige
s'éloigner sur les montagnes 
(Airs)


21/02/2021
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