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"Au revoir là-haut"...

 

 

 
11 novembre
 
 
Au-revoir là-haut : ce film magnifique, épique et lyrique, adapté du roman éponyme de Pierre Lemaître (Gongourt 2013), donne à voir dans les premières scènes se déroulant dans les tranchées, mieux que ne le ferait n’importe quelle analyse sociologique, ce que sont deux classes, l’une dominante, l’autre dominée ; la première disposant du pouvoir de vie et de mort, la seconde subissant.
 
 
Nous sommes dans les tout premiers jours de novembre 1918, au fond d’une tranchée sur la ligne de front. Le bruit court que l’armistice est proche ; les combattants, des deux côtés, respectent une sorte de trêve. « Dans l’attente de l’armistice, on vivait des jours assez tranquilles ». Mais cela ne fait pas l’affaire du lieutenant Pradelle, qui rêve d’un dernier fait d’armes, pour gagner du galon. Il donne l’ordre d’aller surveiller ce qui se passe en face. « Il n’était pourtant pas nécessaire d’être général pour se rendre compte qu’ils faisaient comme les Français, qu’ils attendaient la fin ». Tout va s’enchaîner à partir de là. Les deux soldats désignés par le lieutenant pour cette mission de reconnaissance vont se faire tirer dessus comme des lapins. Ce qui provoque une vraie fureur dans la tranchée à l'adresse des Allemands. « Il y eut des cris. Salauds. »
 
Instrumentalisant la colère vengeresse des soldats, le lieutenant Pradelle donne l’ordre d’attaquer. « Tous se ruent vers l’ennemi, armés d’une colère définitive, d’un désir de vengeance ». Parmi les combattants, Albert Maillard, modeste comptable dans la vie civile. Devant lui, un de ses camarades, Péricourt, artiste flamboyant dans le civil, vient de se faire faucher par une balle. Et voilà que Maillard bute sur les cadavres des deux soldats envoyés en reconnaissance ; brusquement « la vérité lui saute au visage : quand on avance vers l’ennemi, on ne meurt pas de deux balles dans le dos »… Stupéfié, Maillard réalise que tout a été monté par le lieutenant Pradelle, pour justifier son ultime attaque. « Albert se retourne et découvre alors, à quelques mètres, le lieutenant Pradelle qui se rue sur lui en courant aussi vite que lui permet son harnachement »… Maillard devient un témoin gênant. « C’est à cet instant qu’Albert comprend qu’il va mourir. » Le lieutenant Pradelle pousse Maillard dans large trou béant, un trou d’obus, Albert bascule en arrière… « Il était à deux doigts d’en finir avec cette guerre et le voilà au fond du trou. » Il tente de sortir du trou boueux dans lequel l’a précipité le lieutenant, lorsqu’il se trouve recouvert de cailloux, de pierres, d’une nappe de terre projetés par une formidable déflagration. « Je suis enterré vivant. » Albert se débat, paniqué, piégé. « Des larmes commencent à monter qu’il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c’est accepter de mourir. » Il pense à sa fiancée, Cécile. Il va mourir seul, sans elle.
« Alors au revoir, au revoir là-haut, ma Cécile, dans longtemps ».
 
Entre-temps, le lieutenant Pradelle a dégoupillé sa grenade offensive et l’a calée entre les deux cadavres des éclaireurs : plus de trace, les corps sont pulvérisés dans l’explosion. Retour ensuite du côté de Maillard pour lui régler son compte. Pradelle sort sa seconde grenade. À l’instant même, un obus explose, une immense gerbe de terre s’élève et s’effondre. « Pradelle se soulève pour mieux voir. Le trou est entièrement recouvert ! Pile-poil. Le type est en-dessous. Quel con !"
Édouard Péricourt, de son côté, s’était fait faucher en pleine course. Jambe fracassée, il se traîne par terre. Et voilà le lieutenant Pradelle à dix mètres derrière lui, debout, immobile, qui regarde à ses pieds ? Intrigué, Édouard rampe vers l’endroit où se tenait le lieutenant Pradelle. À ce moment une explosion terrible le cloue au sol et le recouvre de terre. Mais il rampe de nouveau, et comprend : « Une petite pointe d’acier perce le sol […] C’est l’extrémité d’une baïonnette. Le message est clair. Là-dessous, il y a un soldat enterré. »
 
Édouard va sauver Albert, enseveli sous les monticules de terre. Mais une nouvelle explosion va défigurer son visage, à jamais. Ce sera au tour d’Albert d’accompagner Édouard, se tenir près de lui à l’hôpital, dans la vie… Le destin des deux hommes est désormais lié. Et ils retrouveront sur leur route le capitaine Pradelle… — mais j’en reste à ce point du récit, sans en évoquer la suite, lyrique, flamboyante, en même temps que terriblement explicite sur la brutalité des rapports sociaux dans l’après-guerre.
 
Ce qui se joue dans cette tranchée, ce qui est donné à voir à travers ce récit poignant, c’est l’histoire, toujours répétée, de deux classes : l’une dominante, sûre de son droit, l’autre subissant.
 
La classe dominante, qui dispose du pouvoir (ici le pouvoir absolu que donne la hiérarchie militaire), un pouvoir de vie et de mort, est incarnée par le lieutenant Pradelle. « Avec son allure aristocratique, il semblait à la fois terriblement civilisé et foncièrement brutal. » De bonnes manières avec les gens de son milieu, mais foncièrement brutal avec les petites gens, qu’il méprise. Dans son regard glacé, on comprend « tout ce qu’il y a de défi, de certitude, de provocation ». C’est un « homme décidé, sauvage et primitif » qui « aimait charger. Monter à l’assaut, attaquer, conquérir ». L’arrogance de la classe conquérante.
 
La classe dominée, incarnée par Albert Maillard, subit. Deux mots reviennent dans le récit : « C’est pas juste », et « fatalité ». La classe dominée est comme Albert : « au fond du trou », « il s’effondre », « ses gestes sont ceux d’un écureuil dans une cage ». Et il n'a pas les mots :  «Il ne parvenait pas à exprimer ce qu'il ressentait, cette injustice... mais il faut bien mettre les mots sur les choses». Ils ont tout subi, tout souffert, « le désespoir infini s'emparait d'eux »...  La colère monte aussi, le désir de vengeance : « On avait essayé de le tuer... il était prêt, lui aussi, à devenir un assassin... Quelque chose ne reviendrait jamais, la sérénité. » 
 
L’histoire indéfiniment se répète. Relisant des documents sur la période de la Révolution française, je suis frappé de voir comme les termes des rapports de domination entre classes sociales sont identiques à ceux-là, comme à ceux d'aujourd'hui. La Révolution avait cru rompre le cercle infernal mais rien n’y fit. C’est peut-être de cela que Robespierre est mort, du désespoir de ne point réussir à faire advenir cette « république du peuple » dont il rêvait. Une république dans laquelle le peuple serait non pas sujet, non pas composé de citoyens maintenus dans la passivité et la soumission — mais participant à la gouvernance en tant que rassemblant des citoyens « actifs ». Ce que Robespierre nommait du beau mot de « dignité ». Il voulait rendre au peuple sa dignité. Mais cette dignité-là, les Pradelle de tous les temps s’en moquent.
 
 
 
Alors, du fond de leur trou où sans cesse ils sont repoussés, du fond de leur désespoir, les humiliés ne peuvent plus, en dernière parole avant la mort, que lancer à l’adresse des leurs ce pathétique : « Au revoir là-haut ».
 
Cet « Au revoir là-haut » n’est pas une création du romancier. Ces mots sont les derniers écrits par un soldat de 14, Jean Blanchard, la veille de sa mort le 4 décembre 1914, de sa mort programmée appelée exécution : fusillé avec cinq de ses camarades, tirés au sort. Pour l’exemple. 
 
La dernière lettre du caporal Henry Floch, un des six condamnés, à sa femme Lucie, résume bien les faits :
 
Ma bien chère Lucie,
Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé. Voici pourquoi : le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m’ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J’ai profité d’un moment de bousculade pour m’échapper des mains des Allemands. J’ai suivi mes camarades, et ensuite, j’ai été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi.
Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnés à mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Mon portefeuille te parviendra et ce qu’il y a dedans. Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l’âme en peine. Je te demande à genoux humblement pardon pour toute la peine que je vais te causer et l’embarras dans lequel je vais te mettre…
Ma petite Lucie, encore une fois, pardon. Je vais me confesser à l’instant, et espère te revoir dans un monde meilleur. Je meurs innocent du crime d’abandon de poste qui m’est reproché. Si au lieu de m’échapper des Allemands, j’étais resté prisonnier, j’aurais encore la vie sauve. C’est la fatalité.
Ma dernière pensée, à toi, jusqu’au bout.
Henry Floch 
 
Dernière lettre du soldat Jean Quinaud à sa femme la veille de son exécution :
 
Je t'écris mes dernières nouvelles. C'est fini pour moi. J'ai pas le courage. Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés 24 au conseil de guerre. Nous sommes 6 condamnés à mort. Moi, je suis dans les 6 et je ne suis pas plus coupable que les camarades, mais notre vie est sacrifiée pour les autres. Dernier adieu, chère petite femme. C'est fini pour moi. Dernière lettre de moi, décédé pour un motif dont je ne sais pas bien la raison. Les officiers ont tous les torts et c'est nous qui sommes condamnés à payer pour eux. Jamais j'aurais cru finir mes jours à Vingré et surtout d'être fusillés pour si peu de chose et n'être pas coupable. Ça ne s'est jamais vu, une affaire comme cela. Je suis enterré à Vingré...
 
Dernière lettre du soldat Jean Blanchard à sa femme Michelle la veille de son exécution :
 
3 décembre 1914, 11 heures 30 du soir
Ma chère Bien-aimée, c'est dans une grande détresse que je me mets à t'écrire et si Dieu et la Sainte Vierge ne me viennent en aide c'est pour la dernière fois...
Je vais tâcher en quelques mots de te dire ma situation mais je ne sais si je pourrai, je ne m'en sens guère le courage. Le 27 novembre, à la nuit, étant dans une tranchée face à l'ennemi, les Allemands nous ont surpris, et ont jeté la panique parmi nous, dans notre tranchée, nous nous sommes retirés dans une tranchée arrière, et nous sommes retournés reprendre nos places presque aussitôt, résultat : une dizaine de prisonniers à la compagnie dont un à mon escouade, pour cette faute nous avons passé aujourd'hui soir l'escouade (vingt-quatre hommes) au conseil de guerre et hélas ! nous sommes six pour payer pour tous, je ne puis t'en expliquer davantage ma chère amie, je souffre trop, l'ami Darlet pourra mieux t'expliquer, j'ai la conscience tranquille et me soumets entièrement à la volonté de Dieu qui le veut ainsi ; c'est ce qui me donne la force de pouvoir t'écrire ces mots, ma chère bien-aimée, qui m'as rendu si heureux le temps que j'ai passé près de toi, et dont j'avais tant d'espoir de retrouver. Le 1er décembre au matin on nous a fait déposer sur ce qui s'était passé, et quand j'ai vu l'accusation qui était portée contre nous et dont personne ne pouvait se douter, j'ai pleuré une partie de la journée et n'ai pas eu la force de t'écrire...
Oh ! bénis soient mes parents qui m'ont appris à la connaître ! Mes pauvres parents, ma pauvre mère, mon pauvre père, que vont-ils devenir quand ils vont apprendre ce que je suis devenu ? Ô ma bien-aimée, ma chère Michelle, prends-en bien soin de mes pauvres parents tant qu'ils seront de ce monde, sois leur consolation et leur soutien dans leur douleur, je te les laisse à tes bons soins, dis-leur bien que je n'ai pas mérité cette punition si dure et que nous nous retrouverons tous en l'autre monde, assiste-les à leurs derniers moments et Dieu t'en récompenseras, demande pardon pour moi à tes bons parents de la peine qu'ils vont éprouver par moi, dis-leur bien que je les aimais beaucoup et qu'ils ne m'oublient pas dans leurs prières, que j'étais heureux d'être devenu leur fils et de pouvoir les soutenir et en avoir soin sur leurs vieux jours mais puisque Dieu en a jugé autrement, que sa volonté soit faite et non la mienne. Au revoir là-haut, ma chère épouse.
Jean 
 
Les mêmes mots reviennent : « fatalité », « vie sacrifiée », « condamnés à payer » , « soumission »...
 
Le Journal de marche du régiment signale l'exécution à la date du 4 décembre 1914 .
Les "martyrs de Vingré", fusillés pour l'exemple à la suite des directives données au conseil de guerre par le général Étienne Godefroy Timoléon de Villaret pour aider les combattants à retrouver le goût de l'obéissance (ils n'avaient pourtant fait qu'obéir aux ordres de leur chef, le sous-lieutenant Paulaud) ont été réhabilités par la Cour de cassation le 29 janvier 1921. Le général n'a jamais été inquiété.
 
 
 
 
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11/11/2017
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