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Aurélien

 

Cela fait du bien de relire à nouveau un classique de la littérature, et à nouveau retomber sous le charme. Ainsi d’une relecture d'Aurélien de Louis Aragon. Un long poème, pourrait-on dire, ou un roman poétique sur l’amour, ou plutôt l’impossibilité de l’amour, écrit pour l’essentiel pendant l'Occupation en 1942 à Nice, à un moment où Elsa Triolet songeait à quitter Aragon — en raison d'une règle dans la Résistance selon laquelle un couple opérant dans ces mouvements ne pouvait pas continuer à vivre ensemble, pour des raisons de sécurité. 
Pour le plaisir de la lecture, j’accompagne ce billet de plusieurs citations.
 
 
Pas de suspense, l'histoire est connue d’Aurélien Leurtillois, un ancien combattant de la classe 11 qui a achevé sa guerre de 14 dans l'armée d’Orient ; jamais vraiment remis des années passées au front, il mène dans le Paris des années 1920 l'existence oisive d'un jeune rentier célibataire et séducteur : garçonnière dans l'île Saint-Louis, nuits blanches au Lulli's Bar, soirées mondaines et liaisons sans lendemain ; spectateur désengagé de sa propre vie… jusqu’à ce qu'Edmond Barbentane, un ancien camarade de guerre, lui fasse rencontrer sa cousine Bérénice, jeune épouse d’un pharmacien de province, fraîchement débarquée à Paris pour quelques jours...
 
Un coup de foudre ? Pas vraiment ! Pour un début (ce sont aussi les toute premières lignes — l'incipit — du roman), c’est un début... plutôt insolite :
 
« La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. »  
 
La suite à l’avenant : « Il n’aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu’il n’aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu’il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d’Orient sans avoir l’air de se considérer dans l’obligation d’avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l’irritait. »
 
Aurélien trouve donc cette Bérénice qu’Edmond lui présente mal apprêtée, provinciale, peu jolie. Cependant, ses sentiments pour elle vont prendre des cheminements plus complexes, surprenants, inattendus... jusqu’à aboutir à la révélation d’un amour qui rencontre en elle, croit-elle, son goût de l’absolu. Pourtant, après de longues errances, la recherche l’un de l'autre, rien n’aboutira. On dirait que dans ce roman Aragon aussi se cherche — ne dit-il pas d’ailleurs, dans une lettre datée du 23 octobre 1941, que son roman connaît des « développements inattendus »…
 
Place donc pour une longue rêverie sentimentale, comme une broderie qui se fait sous nos yeux, parfois se défait, le suspense tenant à un rien, un fil qui croise, ou pas, les fils de chaîne sur la trame, et tout est joué, ou déjoué. Une trame qui devient le drame d'un amour impossible.
 
Ce qui me plaît singulièrement dans Aurélien, outre la complexité de cette trame, c’est la magnificence du style, un style parlé (qui fait penser à certains textes de Céline comme Voyage au bout de la nuit ), parfaitement en adéquation avec les sentiments vécus, mais pas encore exprimés, ou pas totalement exprimés, en train de se révéler, des personnages qui se découvrent, tels qu’en eux-mêmes.
 
Cette langue souple et précise, ce vocabulaire méticuleux où Claudel reconnaissait un « idiome enchanteur », emporte le lecteur dans cette longue rêverie d’où émanent les personnages, auxquels sont associés, dans la rêverie, des éléments poétiques ou mythiques, comme la métaphore de l’eau, ou la présence de Paris, décrit avec une infinie mélancolie…  
 
Je m'attache ici à considérer comment l'élément eau donne un tour singulier à la rêverie amoureuse d'Aurélien...
 
 
 
 
L’eau alimente aisément la substance des rêves. Mais elle est multiforme : ce peut être une eau caressante, ou fuyante, ou violente ; une eau claire, ou une eau sombre ; on peut reconnaître en elle des formes d’intimité, ou un type de destin. Ainsi des songes d’Aurélien. 
 
Formes d'intimité
 
Aurélien aime à aller à la piscine de la rue d’Oberkampf. Il y vient nager pour être seul, pour se retrouver, tenter d’« y fuir l’image de Bérénice », qui occupe plus qu’il ne voudrait son esprit. Mais c’est le contraire qui se produit en songe :  « Il l’y avait retrouvée, attachante, imperdable. Il s’était abandonné à elle, vaincu. Bérénice mêlée à la caresse de l’eau, à la souplesse de la nage, à cette intimité solitaire de son corps nu, à cette paresse jointe à l’effort, à toute la merveille de la rêverie et du mouvement. » 
 
Aurélien éprouve dans la caresse de l’eau, jointe à la souplesse de la nage, une sorte d'intimité solitaire avec Bérénice. Cette quasi expérience d'intimité prélude au développement du sentiment amoureux.
 
Cependant, la présence de Bérénice va s'imposer de plus en plus dans l'esprit d'Aurélien au contact de l'eau, qui symbolise aussi la violence d'un élément à combattre.... Aurélien retourne à la piscine : 
 
 « Très vite, il éprouva sa présence, son entière présence dans le songe. Il se retourna, nageant, comme on fait dans un lit dormant avec une femme ; et dans cet enroulement d’un corps d’homme et d’une image, elle le suivit comme fait la femme, inconsciente, qui épouse la courbe du dormeur. Cette imagination de Bérénice, et non plus seulement du visage, du visage aux yeux fermés qu’il aimait tant, plus réel que l’autre, mais de Bérénice entière l’enivrait dans sa force, lui donnait le goût de la dépense musculaire, et il nagea le crawl avec violence, sans ménagement, évitant de justesse ses compagnons de baignade. » 
 
Ce sentiment de présence amoureuse, d’abord associé à la souplesse de la nage, comme on fait dans un lit dormant avec une femme, évoquant l’enroulement d’un corps d’homme et d’une image — se trouve lié aussi à la force, la dépense musculaire, le crawl nagé avec violence pour atteindre enfin à l’imagination de Bérénice entière, enivrante dans sa force, conquise dans ce combat furieux contre l’eau. 
 
Jamais plus, dans le songe, Aurélien et Bérénice ne seront aussi proches l’un de l’autre : Bérénice, à cette heure, paraît « imperdable ». Et pourtant...
 
Type de destin
 
Pourtant, l’eau, c’est aussi l’eau noire de la Seine, qu’Aurélien contemple souvent, fasciné, du haut de la fenêtre de son appartement à la pointe de l’Île Saint Louis : « … Ça me trouble… de penser que je suis ici à l’M veineux de la Seine… Ça bouleverse ma façon de regarder ce qui n’a jamais pu tout à fait me devenir familier… ça change si terriblement avec les heures et les saisons… et ça chante une chanson toujours la même… » 
 
Cette chanson qui obsède Aurélien, c’est celle de la Mort : car la Seine « parle tout le temps, tout le temps du suicide… », son eau charrie parfois des corps : « Des mariniers avaient retiré de l’eau une pauvre femme, dans une robe de bal, figurez-vous, et il ne devait pas y avoir longtemps qu’elle était dans la Seine, […] et elle avait un doigt coupé, pour lui prendre une bague, probable. » L’eau noire de la Seine évoque encore et encore la mort… Voilà pourquoi le spectacle du fleuve à sa fenêtre n’a jamais pu tout à fait devenir familier à AurélienLa mort toujours présente.
 
Un masque, accroché à un mur de son appartement, cristallise son obsession. Ce masque, que les visiteurs, Bérénice elle-même, prennent pour le portrait d’une femme aimée, provoque la jalousie de Bérénice. Je m'attarde sur ce masque, car il joue un rôle essentiel dans le développement de la tragédie amoureuse : ce masque, c'est à la fois le visage d'une noyée... moulé à la morgue, comme Aurélien le révèlera à Bérénice à la fin du dialogue, et, pour lui... le visage de Bérénice les yeux fermés... 
 
« Vous m’aviez menti, — dit-elle. — Cette femme… » 
Il riait : « Cette femme… Vous avez pensé que j’étais amoureux de cette femme ? Bérénice, vous ne vous trompiez pas ! » 
Elle s’était levée, comme folle, prête à sangloter. Il la rattrapa par le poignet, et lui fit mal. Elle retomba avec un petit cri, et de l’autre main encercla le poignet meurtri.
« Vous ne vous trompez pas, Bérénice… Je l’aime… […] — Elle tombait de si haut qu’elle ne pleurait pas, elle portait ses mains à ses joues, sa tête s’était renversée, ses yeux fermés. — Là — cria-t-il, et du coup elle rouvrit les yeux. — Là, vous venez d’être vous-même, Bérénice… Vous ne vous êtes jamais vue, les yeux fermés, naturellement… sinon vous auriez crié… en voyant cette femme… Regardez-vous, Bérénice, regardez-vous, c’est vous, ne voyez-vous pas que c’est vous ? » 
Elle secoua la tête. Encore une de ces histoires d’homme. Il tenait le masque à deux mains, il le lui mettait devant elle.
« C’est vous, voyons… voyons… vous que j’aime… 
— Pourquoi mentir, Aurélien ? C’est le visage d’une autre. Nous nous ressemblons. Et après ? Je suis, nous sommes votre type, il faut croire.
— Folle ! — cria-t-il. » 
 
Et Aurélien de révéler à Bérénice : « C’est le visage d’une femme qui s’est noyée… moulé à la morgue, l' Inconnue de la Seine comme on l’appelle. »
 
Visage fascinant. Double fascination, parce que Aurélien finit par associer au masque le visage de la noyée, et aussi celui de Bérénice inatteignable  : « Ce visage de plâtre, ce visage sans yeux, son mystérieux sourire au-delà de la douleur »…
 
L'eau claire a symbolisé Bérénice enveloppée dans la caresse de l'eau, l'eau violentée la force de l'amour, le masque de la noyée-Bérénice cristallise l'obsession de l'eau noire mêlant amour et mort. Ce masque, Bérénice va par mégarde (?) le détruire, et le remplacer par un moulage de son propre visage les yeux clos. Mais la magie n'agira plus. Un fil a été brisé qui défait la trame.
 
Aurélien est renvoyé à sa solitude et au mépris de soi-même. Il n'atteindra jamais à "ce vertige en elle de l'absolu" qu'il a lu dans les yeux de Bérénice : 
 
"Il n'était plus amoureux de cette femme, il n'était pas occupé d'elle, il aurait pu le jurer. Mais elle avait laissé pour toujours sur sa vie une nostalgie dont il demeurait le prisonnier. Il s'infligeait de retrouver les traces de cet incompréhensible amour, enfin, les décors de leurs journées de vertige. Il voulait constater combien tout cela s'était évanoui, combien, ce parfum dissipé, la vie demeurait sans parfum".
 
 


19/05/2023
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