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Avec Bernanos, un regard sur le monde

 

J'ai lu il y a quelque temps, je ne sais plus dans quelle publication, un article sur Bernanos, qui s'ouvrait sur une scène qu'on peut facilement se représenter : un café de gare, un jour d'hiver au début des années 1920 ;  dans un coin en retrait, un homme attablé, la trentaine passée, écrit  sur un cahier d'écolier ; relevant la tête de temps à autre, il observe les consommateurs, capte la vie des hommes et des femmes qu'il a sous les yeux ; puis, il reprend son écriture...
 
Cet homme, c'est Bernanos, alors employé d'une compagnie d'assurances, pour laquelle il sillonne l'Est de la France, écrivant dans les trains et dans les hôtels de commis-voyageurs ce qui deviendra son premier roman, Sous le soleil de Satan, publié en 1926 — qui le propulsera sur la scène littéraire.
 
Né en 1888, Bernanos avait débuté sa carrière comme journaliste. Réformé en 1914, ayant réussi cependant à se faire engager, il fut blessé plusieurs fois et restera profondément marqué par l'expérience traumatisante de la guerre. En 1919, âgé d'une trentaine d'années, il était devenu inspecteur d'assurances, un emploi alimentaire.
 
Sous le soleil de Satan intrigue d'abord par son titre énigmatique. Dans les traditions religieuses, Satan, représentant le mal, appartient au domaine de l'ombre. Mais d'entrée de jeu, le jeune Bernanos pose un regard autre sur le monde, comme pourrait le faire un enfant, s'étonnant non de l'obscurité qui masque les choses mauvaises, mais plutôt de la violente clarté dans laquelle elles apparaissent, sans camouflage aucun, comme si le monde était livré au mal au grand soleil,  mais — c'est la puissante intuition de Bernanos — ses contemporains ne voient plus le mal, ils sont comme aveuglés par la lumière éclatante de l'illusion.
 
Je m'arrête ici au seul Prologue du roman, intitulé Histoire de Mouchette, qui forme un récit à lui seul.  Le  roman traitera par la suite, dans sa Première partie, de la dimension spirituelle des faits, mais ici, seul compte le regard que Bernanos (qui n'a pas encore quarante ans et pas encore écrit de roman) porte sur la société de ses contemporains, dans l'après Grande guerre. Un regard qui nous apprend beaucoup de la vraie lucidité, laquelle ne se confond pas avec le pessimisme.
 
Relisons donc cette histoire de Mouchette.  L'incipit est assez surprenant, qui fait penser à une dédicace et évoque le climat poétique d'un soir de solitude ("Voici l'heure du soir qu'aima P.-J. Toulet. [...] Voici l'heure du poète qui distillait la vie dans son coeur, pour en extraire l'essence secrète, embaumée, empoisonnée.") — en total contraste avec l'âpreté de l'histoire qui va suivre. Manière peut-être pour Bernanos de nous introduire, d'un coup, dans un univers réel, dur, à l'opposé des illusions douceâtres de l'atmosphère éthérée dans laquelle vivent ses contemporains.
 
Le récit met d'emblée en scène trois personnages avec lesquels Mouchette, jeune fille rebelle de seize ans, de son vrai nom Germaine Malorthy, va s'affronter.
 
Il y a d'abord Malorthy,  son père, meunier devenu brasseur, établi à Campagne, en Artois, qui fait de la politique : "doctrinaire en révolte",  il rêve de supplanter les notables du lieu, que sont les "deux seigneurs" de la ville :  le médecin Gallet, député de l'arrondissement, un personnage falot, libidineux, "goujat sans âme", "ridicule fantoche" ; et M. le marquis de Cadignan, noble dégénéré, "gaillard déjà bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire une énergie toute physique".
 
Mouchette, pour fuir son milieu familial qu'elle exècre, s'est donnée par bravade au marquis de Cadignan. Elle le considère comme son "héros", comme "un roi" : "À seize ans, Germaine savait aimer (non point rêver d'amour, qui n'est qu'un jeu de société)... Germaine savait aimer, c'est-à-dire qu'elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mûrissant, la curiosité du plaisir et du risque [...] ".
 
Tombée enceinte du marquis, elle n'évite pas une explication orageuse avec son père. Celui-ci, s'estimant "capable de traiter cette affaire, comme beaucoup d'autres, en paysan finaud, sans amour-propre", se fait fort de faire chanter le marquis. En vain. Mouchette s'enfuit de chez elle et va se réfugier chez son amant en pleine nuit. Ce dernier n'est pas aise de la recueillir. Mouchette, profondément déçue par la lâcheté de son héros, le provoque en lui faisant croire qu'elle a pris pour amant son ennemi juré, le médecin-député Gallet. Au cours de la dispute qui s'ensuit, elle tue à bout portant le marquis avec une de ses armes de chasse. Tout le monde parlera d'un accident...
 
Mouchette réintègre le milieu familial : "Fuir, échapper, l'eût accusée trop clairement ; elle avait dû reprendre sa place dans la maison..."  Mais, rongée par "le ver invisible : l'ennui",  Mouchette se jette un nouveau défi et décide de séduire le libidineux médecin : "Elle avait fait d'un ridicule fantoche une bête venimeuse, connue d'elle seule, couvée par elle, [...] et qu'elle finissait par chérir comme l'image même et le symbole de son propre avilissement".
 
Elle vient le provoquer dans son cabinet, nue sous son manteau, voulant, sans guère de succès, lui faire avouer qu'il l'aime. Déversant alors sur lui sa haine et son mépris, elle lui révèle qu'elle est enceinte. Soucieux  de son honorabilité, le médecin se défausse : il ne lui apportera aucune aide pour avorter ; il ne veut rien partager de son secret. Désemparée, Mouchette est terrassée par une crise d'hystérie. Conduite dans une maison de santé, elle accouchera d'un enfant mort-né.
 
Cette histoire constitue le prologue, et trouvera dans le roman un dénouement sur un autre plan.  Mais tenons-nous en là. Ce prologue, qui rapporte cette tragique histoire, est révélateur à lui seul du regard sans concession que Bernanos porte sur ses contemporains : derrière leur apparence de force et de réussite, ils vivent dans l'illusion et la pusillanimité.
 
Malorthy, le père, se donne l'illusion d'être maître, mais il ne règne que sur les siens.  "Car il n'entendait pas qu'on plaisantât sur le droit conjugal, le seul que certains  libérateurs du genre humain veulent absolu".  Il ne vit pas sa propre vie, mais envie celle de ceux qui ont acquis un statut social dans la petite ville, le marquis, le médecin politique. "Depuis vingt ans, il avait fait ce rêve d'être un jour le rival du châtelain  [...]  il ne doutait plus d'être le premier dans sa petite ville, d'appartenir à la race des maîtres  [...] également supérieur au paysan titré et au médecin politique, qui n'est qu'un bourgeois déclassé."  Sa seule revanche est d'acquérir le bien du marquis ruiné : "Les notaires [...] ne faisaient plus mystère de la vente prochaine du château. L'ambitieux  brasseur escomptait cette revanche."
 
Cadignan, l'aristocrate dégénéré, se donne l'illusion d'exister dans son parasitisme. "Il menait la vie d'un roi sans royaume", peu sensible aux racontars qui courent sur son compte, la réputation qu'on lui a faite  de Barbe-Bleue... "le marquis par-ci, le marquis par-là, le servage, les droits féodaux — des bêtises".  Il se donne un simulacre de vie,  dans son monde factice.
 
Le médecin-député Gallet, quant à lui, se donne l'illusion, avec Mouchette qui n'est pour lui qu'une aventure, de vivre une autre vie : "Depuis des semaines, en effet, réchauffant dans ses bras le législateur de Campagne, elle lui avait donné une autre vie", de volupté, de jubilation dans le plaisir, qui faisait crever comme une bulle de boue "la longue humiliation de sa vie familiale". "Un moment, le législateur de Campagne se crut un autre homme."  Mais, pas question pour lui de connaître plus avant l'étrangeté de sa maîtresse. Il s'en tient prudemment éloigné .
 
Tous fuient leurs responsabilités. Ils vivent dans la médiocrité et l'illusion. Leur nature profonde est d' "appartenir au troupeau". Ils laissent Mouchette seule  avec son destin singulier, elle qui, dans sa révolte et son désordre revendiqués, se révèle, aux yeux de Bernanos, bien vivante !
 
Bien vivante ! Elle a le courage, l'audace de vouloir vivre. "Que craindre au monde, sinon la solitude et l'ennui ? Que craindre, sinon cette maison sans joie ? "  Que craindre, sinon le "troupeau commun", le monde des Malorthy, des Cadignan, des Gallet..., le monde "des couards et des sots ", qui cachent leur médiocrité sous le masque de la respectabilité ?
 
 
 
(Bien vivante, Mouchette l'est ! en dehors des sentiers de la morale. Toutefois, il faudra attendre, dans la Première partie, le récit de sa rencontre inopinée dans la campagne, en pleine nuit, avec l'abbé Donissan, personnage principal du roman, pour comprendre que Mouchette, qui se croyait unique dans sa révolte, a été dupée... par Satan, personnification du Mal, le maître de l'illusion trompeuse.
Dans son orgueil,  Mouchette s'est crue unique, mais l'abbé Donissan, qui voit clair en elle, lui révèle qu'à son insu, elle n'a fait que répéter ce qu'ont vécu les siens, qui l'ont précédé dans la révolte : "Ta vie répète d'autres vies, toutes pareilles, vécues à plat, juste au niveau des mangeoires où votre bétail mange son grain. Oui ! chacun de tes actes est le signe d'un de ceux-là dont tu sors, lâches, avares, luxurieux et menteurs..."  Terrible et mortifiante révélation pour Mouchette.
Elle qui avait cru, dans sa révolte, se détourner orgueilleusement du chemin commun "qui ne mène nulle part", pour être "ce qu'elle avait désiré d'être , [...] une fille dangereuse et secrète, au destin singulier, une héroïne parmi les couards et les sots"... l'abbé Donissan lui fait découvrir qu'elle a été le jouet de son maître satanique, qui lui a fait miroiter la liberté absolue, alors qu'il ne l'a conduit qu'à l'asservissement et au néant : "Vous  êtes comme un jouet, vous êtes comme la petite balle d'un enfant, entre les mains de Satan".
Son défi, qu'elle croyait unique, n'est que la suite d'une longue ascendance de "mornes secrets, mornes mensonges, mornes radotages du vice, mornes aventures"...
Mouchette ne survivra pas à cette révélation.)
 
 
 
Mouchette s'est trompée dans sa révolte — mais elle a refusé la médiocrité du troupeau conformiste : elle a eu le courage de tenter de vivre. C'est une sainte à l'envers : "La voilà donc sous nos yeux, cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du néant..." Qui ne devine, à travers ces lignes brûlantes, l'empathie de Bernanos pour cette "mystique ingénue" ?
 
Je trouve intéressant que cette Histoire de Mouchette, rapportée dans le Prologue, trouve sens, avant même que n'en soit dévoilé la dimension surnaturelle dans la Première partie —en ce qu'elle révèle le regard de Bernanos sur le monde : un regard lucide, sans concession, qui dénonce la pusillanimité générale et l'aveuglement commun devant le mal, et lui oppose le courage du vouloir vivre.
 
Plus tard, Bernanos écrira dans La France contre les robots, développant  sa pensée : "On ne comprend rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure".
 
 
 


21/10/2023
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