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Avoir et être. Le rapport au corps

 

 

 

J’avais commencé la rédaction de ce billet lorsque j’ai appris que Fred, un de nos amis du groupe de réflexion dont j'ai eu l'occasion de parler dans ces billets une fois ou l'autre, venait d’avoir un infarctus. Mes pensées amicales vont à Fred, à Sara sa femme, et à ses enfants dans ces moments difficiles à traverser, en souhaitant à Fred une rapide convalescence. Fred, rappelle-toi, la prochaine réunion c'est le WE du 21-22 mars dans le gîte du Vercors ! Tu n'auras pas le droit de gravir les dénivelés mais on te tiendra cocooning au chalet...

 

 

 
L’âge aidant (ou plutôt n’aidant pas) il arrive qu’on éprouve certaines limitations dans le corps : moins d’agilité, moins d’énergie (comme avec le téléphone portable dont la charge de batterie tombe au-dessous de 20% et qui vous demande : Voulez-vous passer en mode d’économie d’énergie ? réponse : Oui !), des marques de vieillissement, la maladie qui est là ou qui peut advenir... La question se pose : comment je vis mon rapport au corps ? 
 
Si je m’interroge sur mon rapport au corps, la première question qui me vient est celle-ci : ai-je un corps, ou suis-je un corps ? La question peut paraître oiseuse (inutile, futile, ne mène à rien) et pourtant elle ouvre des perspectives variées selon la réponse qu’on y apporte. 
 
Dans un premier temps, j’ai envie de répondre : j’ai un corps, c’est-à-dire que je perçois mon corps comme un objet physique, une res extensa (une substance étendue) comme disait Descartes, une chose vivante parmi d’autres choses vivantes, occupant l’espace physique. En même temps cet objet est bien particulier : je ne peux pas me tenir à distance de mon corps (en dehors d‘expériences singulières d’EMI [Expérience de Mort Imminente], où certaines personnes ayant vécu ce type d'expérience se décrivent comme regardant leur propre corps de l’extérieur, comme le survolant). Cet objet, le corps, tout compte fait, est bien particulier en cela même que je ne peux me distancer de lui : je suis mon corps.
 
J’ai retrouvé d’anciennes notes de lecture de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, j’avais retranscrit quelques passages, dont celui-ci, dont je reprends la formulation : « Je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, plutôt je suis mon corps ». Je ne sais pas si cette expression « je suis mon corps » vient de Merleau-Ponty, en tout cas il le dit ainsi et cela me parle aussi : le corps n’est plus un objet caractérisé par son étendue, c’est, dit encore Merleau-Ponty, « le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement ». 
 
Ainsi j’éprouve à la fois que j’ai, et que je suis un corps. C'est dire que rien n'est simple. Je reprendrais volontiers ici une réflexion d’Edgar Morin dans La Méthode (1977), première ébauche de la méthode de la complexité. Morin montre qu’il est nécessaire d’abandonner le principe d’explication qui ne retient que l’ordre des phénomènes, et laisse dans l’ombre le désordre (l’incertain, l’indéterminé). Avoir et être ce n’est pas la même chose, et pourtant j’éprouve, à l’égard du corps, et l’un et l’autre.
 
« J'ai un corps » rend compte de l’expérience première de percevoir son corps comme un objet physique qui occupe de l’étendue. Cet objet, à ce titre, peut être décrit de l’extérieur (comme sur les passeports : photo, taille, couleur des yeux…), il peut faire l’objet d’un signalement (reconnaissance faciale…) — mais quid de ce que les autres voient de mon corps et en particulier de mon visage ? Le visage (à la différence de ce qui sert à la reconnaissance faciale) n’est jamais une simple surface extérieure. La reconnaissance du visage, c’est une « ouverture » sur l’âme, la personne, un mystère qui excède l’apparence physique et pourtant passe par elle. Être, paraître et avoir voilà trois termes maintenant, là où il n’y en avait que deux.
 
Le corps comme objet présente une autre singularité : sa spatialité n’est pas celle des autres objets extérieurs. Je me souviens d'autres pages de Merleau-Ponty sur le sujet. Je n’ai pas la Phénoménologie sous la main, mais je peux rapporter à peu près ce qu’il décrivait : si ma main est posée sur la table, je ne peux pas dire qu’elle est à côté de la lampe comme la lampe est à côté d'un autre objet. Ma main est perçue comme faisant partie de mon corps, et mon corps lui-même est en situation pour accomplir certaines tâches. Une citation dans ce contexte : « Mon corps m’apparaît comme posture en vue d’une certaine tâche actuelle ou possible. Et en effet sa spatialité n’est pas comme celle des objets extérieurs ou comme celle des ’sensations spatiales’ une spatialité de position, mais une spatialité de situation. » Je prolonge la citation : « Si je me tiens debout devant mon bureau et que je m’y appuie des deux mains, seules mes mains sont accentuées et tout mon corps traîne derrière elles comme une queue de comète. Ce n’est pas que j’ignore l’emplacement de mes épaules ou de mes reins, mais il n’est qu’enveloppé dans celui de mes mains et toute ma posture se lit pour ainsi dire dans l’appui qu’elles prennent sur la table. » 
 
Un dernier point enfin : c’est la question des greffes. Si je m’en tenais à la formulation « j’ai un corps » je n’aurais pas de mal à imaginer une greffe comme une simple modification, ou une réparation de l’objet corps. Or, à entendre les témoignages de personnes qui ont subi une greffe d’organes vitaux, les choses ne se passent pas comme cela… L’organe greffé est celui d’un autre. L’altérité surgit au sein de l’identité, exacerbant cette dernière question : qui suis-je ? — question qui n’adviendrait pas, du moins pas sous cette forme, si mon corps n'était perçu que comme un objet qui me constitue.
 
Ainsi les choses ne s’ordonnent pas simplement. « J’ai un corps » , mais ce corps ne paraît pas un objet comme un autre : c'est un objet ouvert et inachevé qui à la fois recèle une part de moi-même et m’ouvre à l’existence des autres et du monde. C’est par mon corps que je suis présent au monde. 
 
S'ouvrent alors d'autres questions : qu'en est-il de cette présence au monde, de ma présence au monde, si le corps vient à défaillir, par les effets de la maladie ou du vieillissement ? Ma capacité de présence au monde et aux autres est certainement affectée, en tout cas modifiée, mais parfois aussi ce peut être comme une ré-invention, l'occasion d'un nouveau et fertile re-commencement (je pense à l'exemple de Jacques Lusseyran, non-voyant, qui rapporte son expérience singulière dans Le monde commence aujourd'hui : j'en ai touché un mot dans un billet précédent  La poésie, ce n'est pas de la littérature )... 
Et puis, bien sûr, il y a cette dernière question qui est la question dernière : quid de l'après, quand le corps vivant n'est plus ? Béance de l'inconnu...
 
 
 


01/02/2020
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