Comment y va ton monde (1) Damasio et Latour
Il y a quelques années, j’avais été écouter, dans une salle improbable du XXᵉ arrondissement à Paris, au milieu d’une centaine de jeunes qui l’accompagnaient debout, une chanteuse attachante nommée Flow, à l’allure garçonne, qui impressionnait par sa présence et son authenticité (voir mon billet Bravo Flow ). Me reviennent ces paroles d’une de ses chansons au titre inspiré L’âme de fond... faut-il qu'il m'en souvienne :
Comment y va ton monde
Est-ce que ta terre est ronde
Une forme d’interrogation à laquelle on n’échappe pas par les temps qui courent… Peut-être avais-je cette interrogation en tête lorsque, récemment, deux livres ont retenu mon attention, plus que cela ils m’ont captivé, et chose étrange, bien que ne relevant pas du même domaine — l’un traite de biologie, l’autre de politique —ces deux lectures simultanées se sont enrichies mutuellement de l’effet de la coïncidence de certaines des questions soulevées de part et d’autre.
Le premier livre (sorti en France en novembre 2017, en avance sur sa publication aux US en janvier 2018) a pour auteur Antonio Damasio, le neurologue, humaniste et philosophe peut-on dire je pense, mondialement reconnu, qui a déjà publié notamment L’Erreur de Descartes. La raison des émotions (1995, 2005, 2006) et Spinoza avait raison (2003). Le titre de son nouvel ouvrage : L’Ordre étrange des choses, La vie, les sentiments et la fabrique de la culture — une réflexion passionnante sur les liens qu’entretiennent les origines de la vie, l’émergence de l’esprit et la construction de la culture.
Le second livre (sorti en octobre 2017) a pour auteur Bruno Latour, sociologue et philosophe des sciences, professeur émérite au médialab de Sciences Po, qui a déjà publié notamment Face à Gaïa. Huit conférences sur le Nouveau Régime Climatique (2015). Le titre de son essai : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique — question titre devenue cruciale : embarqués dans une course folle à la croissance mondialisée, face aux dégâts collatéraux du dérèglement climatique, de l’afflux de nouveaux migrants, de l’explosion des inégalités — tous phénomènes liés — il va nous falloir changer de cap, revenir sur Terre : d’où la nécessité d’atterrir quelque part, inventer un nouveau lien avec le Terrestre, ré-orienter la politique en conséquence.
Le lien d’une lecture à l’autre ? C’est qu’il va être question, ici et là, de vie — et de survie.
« La vie, nous dit Damasio, semble avoir vu le jour il y a 3,8 milliards d’années, soit bien après le fameux Big Bang — tranquillement, en toute discrétion, sans que cette époustouflante naissance soit saluée par la moindre fanfare, sur la planète Terre, sous la protection de notre Soleil, dans le voisinage de la Voie Lactée. […] Au sein d’une membrane protectrice, plusieurs processus émergèrent dans une région de dissemblance isolée du reste du monde : la cellule. La vie est née au coeur de cette première cellule — un extraordinaire assemblage de molécules chimiques dotées d’affinités particulières, et les réactions auto-entretenues qui ont suivi : tic-tac, battements, cycles qui se répètent. Seule et de son propre chef, la cellule réparait l’inévitable usure du temps. Lorsqu’un élément se brisait, elle le remplaçait plus ou moins à l’identique ; ses arrangements fonctionnels étaient maintenus, et la vie continuait sans encombre. Les voies chimiques responsables de cette prouesse ont un nom : "métabolisme" ».
Damasio ajoute que le processus vital n’était pas qu’un simple exercice de maintien d’un équilibre. « Il existait plusieurs "états stables" possibles ; et lorsqu’elle était à l’apogée de sa puissance, la cellule tendait naturellement vers l’état stable le plus propice aux bilans énergétiques positifs — un surplus à même d’optimiser et de faire avancer la vie vers l’avenir. […] Le vivant nourrit un désir non réfléchi et involontaire : celui de persister et d’avancer vers l’avenir, contre vents et marées ; et l’ensemble des processus nécessaires à la réalisation de ce désir a, lui aussi un nom : homéostasie. […] L’homéostasie évoque le remarquable processus qui vient contrer la propension de la nature à sombrer peu à peu dans le désordre ; elle maintient l’ordre, mais à un autre niveau, rendu possible par un état de stabilité le plus efficace possible. »
Voilà pour le tout premier commencement de la vie.
Tout à l’autre bout de l’échelle (ici on ne parle plus en milliards d’années, ni en millions ou en milliers —mais en centaines d’années) : l’homme d’aujourd’hui. On lui a dit jadis qu’il était le couronnement de la « création » (vocabulaire théologique), il a lu dans le Livre cet ordre : « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la » (La Bible, traduction Chouraqui) — et il s’y est si bien conformé que son esprit conquérant n’a plus connu de limites : éclairé par les Lumières, formaté par l'idéologie du progrès sans fin, il n’a eu de cesse d’étendre son empire. Mais la machine s’est emballée. Les autres espèces ont été assujetties, la terre a été pillée sans vergogne, les paysages détruits, le climat détraqué : ouragans, inondations, canicules et incendies atteignent aujourd’hui des records qui témoignent de la réalité de la dérégulation climatique, provoquant la fuite de populations, un afflux de migrants, l’accroissement des inégalités.
Bruno Latour part de ces symptômes indubitables pour établir son diagnostic. Sauf à accepter la catastrophe, l’histoire doit d’urgence changer de direction, son horizon doit revenir sur Terre. Chacun de nous, écrit-il, se trouve devant la question suivante :
« Est-ce que nous continuons à nourrir de rêves d'escapade ou est-ce que nous nous mettons en route pour chercher un territoire habitable pour nous et nos enfants ? » Ou bien nous dénions l'existence du problème, ou bien nous cherchons à atterrir. C'est désormais, affirme-t-il, ce qui nous divise tous, bien plus que de savoir si nous sommes de droite ou de gauche. Chercher à atterrir, c’est établir de nouvelles relations, donner toute sa place à un nouvel acteur politique qui s’impose, la Terre.
Répondre au défi environnemental est une question de survie. La Terre ne peut plus être regardée comme un stock de matières premières a priori inépuisables, elle doit être saisie comme un agent qui réagit et rétroagit aux initiatives des hommes. Pour cela il faut changer de cap, ni poursuivre la course folle à la croissance mondialisée, ni chercher à se replier de façon illusoire sur un terroir ou un territoire — mais se tourner résolument vers ce que Bruno Latour appelle le Terrestre, « la chaude activité d’une Terre enfin saisie de près » : à l’opposé d’une certaine conception de la « nature » appréhendée comme un « facteur de production », « une ressource extérieure, indifférente à nos actions, saisie de loin comme par des étrangers poursuivant des buts indifférents à la Terre ».
La Terre saisie de près, c’est toutes sortes de transformations : genèse, naissance, croissance, vie, mort, corruption, métamorphoses… tous processus qui entrent en interaction avec les initiatives des hommes et avec lesquels il va falloir composer. Latour propose de relire James E.Lovelock [ La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, 1999], selon lequel il faut considérer, sur Terre, les vivants comme autant d’agents participant aux processus de genèse des conditions chimiques et même, en partie, géologiques de la planète. Les hommes sont des vivants parmi les vivants.
On est loin ici, vis-à-vis de la Terre, de l’idée d’une « ressource » ou d’une « production ». On est proche en revanche, si nous sommes des terrestres parmi les terrestres, de l’idée que ce dont il est question, c’est de vie — et sans doute de survie.
Retour à Damasio.
À l’origine de la vie sur Terre, il y a donc près de 4 milliards d’années, apparaissaient les bactéries. Leur corps est composé d’une seule cellule, elles n’ont pas de cerveau, pas d’esprit. Elles semblent mener une existence des plus simples, guidées par les règles de l’homéostasie. Utilisant des molécules chimiques pour percevoir et répondre (autrement dit pour détecter certaines conditions dans leur environnement), dès cet état « elles forment une dynamique sociale complexe, quoique non réfléchie, au sein de laquelle elles peuvent coopérer avec leurs semblables ». La variété des possibilités de « conduites » bactériennes est remarquable : elles peuvent identifier leurs parentes (les membres les plus proches de leur groupe social) via les produits chimiques qu’elles sécrètent, s’allier avec celles-ci, éviter les non coopératives, se regrouper face aux attaques etc. — tous comportements qui obéissent à un schéma automatique respectant les impératifs homéostatiques à la lettre.
L’homme, tout à l’autre bout de l’évolution, a développé des principes moraux et de droit qui lui ont permis de bâtir des cultures et des civilisations. L’idée de Damasio, c’est que ces principes obéissent aux mêmes règles de base de l’homéostasie, mais ils sont plus complexes. Ce qui oriente nos pensées et nos actions dans une direction donnée, ce sont des « intuitions » et des « tendances » qui sont guidées par les sentiments. Les sentiments sont des informations : ils révèlent à chaque esprit le statut de la vie à l’intérieur de l’organisme : lorsque l’homéostasie est déficiente, la majorité des sentiments sont négatifs ; les sentiments positifs témoignent à l’opposé d’un niveau homéostatique satisfaisant. Les sentiments et l’homéostasie sont ainsi étroitement et systématiquement liés. Ce qui fait dire à Damasio qu’on pourrait comparer les sentiments à des « adjoints mentaux de l’homéostasie ».
Il apparaît alors que l'immuable impératif homéostatique est l’administrateur omniprésent de la vie sous toutes ses formes — des bactéries apparues il y a des milliards d’années, aux insectes comme les abeilles ou les fourmis qui possèdent d’incroyables capacités de comportements sociaux depuis 100 millions d’années [à propos d'insectes, allez sur le site http://www.insectsHotel.com de mon ami Arnaud Vincent, magnifique], jusqu’à l’homme depuis 50 000 ans, dont les sentiments, en qualité d’adjoints de l’homéostasie, ont joué le rôle de catalyseurs des réactions qui ont permis l’émergence des cultures et des civilisations. Je cite Damasio :
« Il est vrai que nous ne descendons pas directement des bactéries ou des insectes sociaux. J’estime néanmoins que les trois axes suivants s’avèrent instructifs : les bactéries qui, privées de cerveau et d’esprit, défendent leur territoire, se font la guerre et obéissent à l’équivalent d’un code de conduite ; les insectes industrieux, qui bâtissent des villes, des systèmes de gouvernement et des économies efficaces ; et les humains, qui inventent la flûte, écrivent des poèmes, croient en Dieu, conquièrent des planètes et l’espace qui les entoure, luttent contre les maladies pour soulager la souffrance d’autrui tout en détruisant leurs semblables pour arriver à leurs fins, inventent l’Internet, le transforment en source de progrès et catastrophes et qui, par-dessus le marché, se posent des questions sur les bactéries, les abeilles, les fourmis — et sur eux-mêmes. »
Voilà donc les problématiques de nos deux auteurs reliées par la coïncidence d’un objet commun, la vie, la survie sur Terre : la problématique, politique, de Latour qui nous adjure, pour sauver ce qui peut l’être de la vie de « revenir sur Terre » en remettant l’homme à sa place de terrestre parmi les terrestres (et de ré-orienter la politique en conséquence) ; et celle, biologique, de Damasio qui donne sens à cette idée que l'humain, vivant parmi les vivants, participe jusque dans la fabrique de la culture du même processus vital, du même désir originaire irrépressible de persister et d'avancer vers l'avenir, l'homéostasie, qui anime l’ensemble des vivants sur Terre...
— Comment y va ton monde ? Est-ce que ta terre est ronde ?
— Ça ne va pas terriblement bien, ça ne tourne pas très rond.
Il nous faut repenser notre rapport à la Terre
ré-orienter nos politiques
réformer nos modes de vie (habitat, alimentation, façons de nous mouvoir…)
"comprendre ce qui advient, ce que l’espèce humaine est en train de faire, en train de se faire…"
(comme l'exprime Antoine Conjard, le directeur de l’Hexagone, en présentant Experimenta 2018, la biennale arts-sciences du 1er au 10 février à Grenoble http://www.experimenta.fr )
dans la pleine conscience de la dimension des enjeux...
Toujours restons les obligés de l'inquiétude
(René Char)
À suivre...
Comment y va ton monde (2) Damasio et Darwin
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