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Entrer en poésie

 

Pourquoi parler de poésie ? Parce que, par les temps qui courent, de colères et d'exaspérations, de violences et de sidération, nous avons tous besoin d’un peu de poésie... C’était aussi, récemment, le thème d’une de nos réunions d’un groupe d’amis composé de 5 couples — 2 couples d’anciens, 3 dans les 40-50 ans — et les 6 enfants de 10 à 16 ans. Le groupe se réunit sur une base assez régulière depuis environ 8 ans, partageant la convivialité de la table et des échanges autour d’un thème choisi.
Cela m’a donné l’occasion de clarifier mon rapport à la poésie :  voici donc quelques-unes de mes réflexions, partagées avec mes amis, autour de ce thème.
 
 
 
Tout d’abord je dirais que, contrairement à un roman, ou à une pièce de théâtre, une poésie ne se résume pas. Une poésie, ce n’est pas de l’ordre d’une phrase, qui prend sens à partir de la succession de plusieurs mots, c’est plutôt comme un mot à soi tout seul. René Char disait, parlant des poètes : « Nous sommes d’une lignée qui se sent à l’étroit dans les sommations intellectuelles ». Oui, la poésie, ce n’est pas, en ce sens, de l’ordre de l'intellectuel.
 
La poésie, pour moi, c’est de l’ordre de la fulgurance. Dans un billet écrit jadis sur ma manière de lire Nietzsche [ Nietzsche (Pourquoi je lis)] j’exprimais ceci : «La force de Nietzsche, ce n'est pas un système mais c'est, à mon sens, ce que j'appelle ses fulgurances (ou fulgurations : "lueurs électriques qui se produisent dans les hautes régions de l'atmosphère", Petit Robert), — éclairs qui tout à la fois aveuglent et jettent une lumière brève et crue. Nietzsche ne se laisse pas enfermer dans un système. Il est incandescence. Il brûle. Il s'est brûlé lui-même : "Je suis trop ardent, trop brûlé par mes propres pensées, souvent j'en perds le souffle" (Ich bin zu heisz und verbrannt von eigenen Gedanken : oft will es mir den  Atem nehmen. Ainsi parlait Zarathoustra) ».
Ce qui m’intéresse donc chez Nietzsche, ce sont ses fulgurances — autre manière de signifier : sa poésie.
 
René Char affirmait de la poésie qu’elle tente de « dire l’éclair ». Et je trouve que c’est exactement cela. La poésie est de l’ordre de la fulgurance, de l’instantané, du jaillissement — pas du discursif, pas du discours.
 
Le poète a « mission d’éveiller », comme le dit encore René Char. La mission d’éveiller, c'est d’abord un témoignage d’éveil personnel : « Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi ». Ce que fait le lecteur, c’est de partager cet enchantement, ce saisissement premier.
 
On peut être pris par un roman sans éprouver le besoin de connaître son auteur. Mais on ne peut entrer en poésie sans entrer en empathie avec le poète — du fait précisément que la poésie est faite de cet enchantement, de ce saisissement. Baudelaire nous touche par sa sensibilité blessée, Verlaine par son mal-être, Rimbaud par sa vie brûlée, Apollinaire par sa proximité avec la vie, René Char par son appel à la résistance, avec sa méthode : « Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes, et pousser plus avant dans son ordre ».
 
La poésie ressemble à un appel : la réponse est personnelle. J'entends l'appel ou pas. J'y réponds ou non. Entendre l'appel et y répondre, c'est se mettre en chemin : ce qui veut dire acquiescement, connivence ou partage.
 
J'aime, c'est vrai, entrer en connivence ainsi, entre autres, avec René Char : dans mes billets souvent je me réfère à l'un ou l'autre de ses poèmes. Ce n'est pas que je comprends tout : la plupart de ses paroles me sont hermétiques — mais précieuses sont celles-là qui éclairent mon chemin comme un fanal dans la nuit. Elles résonnent en moi créant comme des coïncidences : "coïncidences... véritables fanaux dans la nuit des sens" (André Breton).
 
Répondant à l'appel du poème, nous voilà embarqués, jetés dans l'aventure : « L’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communauté des aurores ». Une aventure où on va vers son risque : le temps n’est pas calme, les flots sont agités mais « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu. Il chante avant de s’envoler ».
 
Rien d'étonnant si la plus ancienne métaphore de la création poétique est celle du voyage, de l'embarquement. "Bateau ivre", le poème rompt les amarres, comme le dit Rimbaud : "Ô Que ma quille éclate ! Ô Que j'aille à la mer !".
 
Ce que j'aime au fond dans le poète— le poète qui me parle j'entends — c'est cette capacité qu'il a, à travers ce qu'il est et le jeu de ses mots, leur magie, leur musique —comme d'autres à travers leur art : peintures, dessins, photographies, musique... — de m'embarquer sur un chemin qui me laisse voir, au-delà du monde clos matériel de nos existences quotidiennes, un monde Ouvert à une dimension autre. 
 
 
Le poète s'appuie, durant le temps de sa vie, à quelque arbre, ou mer, ou talus, ou nuage d'une certaine teinte, un moment, si la circonstance le veut. Il n'est pas soudé à l'égarement d'autrui. Son amour, son saisir, son bonheur ont leur équivalent dans tous les lieux où il n'est pas allé, où jamais il n'ira, chez les étrangers qu'il ne connaîtra pas. Lorsqu'on élève la voix devant lui, qu'on le presse d'accepter des égards qui retiennent, si l'on invoque à son propos les astres, il répond qu'il est du pays d' à côté, du ciel qui vient d'être englouti.
Le poète vivifie puis court au dénouement.
Au soir, malgré sur sa joue plusieurs fossettes d'apprenti, c'est un passant courtois qui brusque les adieux pour être là quand le pain sort du four.
 
René Char, La parole en archipel
 
 
 
 


04/12/2018
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