Carnets du Japon (VI)
L'homme regarde la fleur, la fleur sourit.
De même que quittant un paysage qui a ébloui, s’arrêtant un court instant on porte un dernier regard qui voudrait tout retenir des impressions les plus vives, je reviens dans cette dernière page des Carnets du Japon sur ce qui m’a le plus frappé, et fasciné comme nulle part ailleurs, dans la découverte de ce pays :
l'attention, la prévenance à notre égard de toutes les personnes rencontrées dans le quotidien des relations ;
la perfection, l'esprit du geste ;
la qualité de présence et d’être ;
une forme de transcendance présente dans tous les actes de la vie.
L'attention, la prévenance des Japonais frappe les visiteurs étrangers. Richard Collasse, qui a fait sa vie au Japon et raconte dans son roman La trace ce qui ressemble fort à sa propre histoire de jeune Français débarquant au Japon dans les années 70 et décidant d’y rester, subjugué par ce pays, se remémore : « Au delà de la beauté des paysages, de l’élégance et du raffinement inimaginable de leur culture, c’étaient la gentillesse, la courtoisie et la délicatesse de ce peuple qui m’émouvaient au plus profond ». En quoi je le rejoins complètement.
La perfection du geste — peut-être faut-il dire l’esprit du geste — dans les actes du quotidien, est tout aussi remarquable. Je regardais l’autre jour chez nous à la télévision, à l’occasion des élections, quelques images d’archive de certains de nos hommes politiques serrant des mains dans une foule : ils serrent la main de quelqu’un à leur droite, mais regardent à gauche ; un de nos anciens présidents signe une dédicace sur un livre qu'il vient de publier, mais tout en signant discute avec quelqu’un d’autre à son côté etc. Au Japon, on prend soin de l’action : fermer une porte, poser un objet, prendre un repas, s’adresser à l’autre, sont autant d’exercices d'attention… On retrouve cette éducation dans l’art des bouquets (ikebana), la cérémonie du thé, la calligraphie. L’esprit du geste s’applique à tout acte de la vie.
Sur le Kumano Kodō
Être pleinement à ce que l’on fait, c’est une manière d’être, tout court, et en inter-relation. Matisse disait que lorsqu’il peignait un arbre, il s’identifiait à lui : « J’ai devant moi un objet qui exerce sur mon esprit une action, pas seulement comme arbre, mais aussi par rapport à toute sorte d’autres sentiments… Je ne me débarrasserais pas de mon émotion en copiant l’arbre avec exactitude, ou en dessinant les feuilles une à une… Mais après m’être identifié à l’arbre. » C’est exactement ce que j’ai ressenti de la relation des Japonais aux êtres et aux choses. À l’image du trait de pinceau dans l’art japonais le plus traditionnel. Ce trait n’est jamais une décoration. Il est fait d’un seul jet, inconsciemment. Ce n’est pas l’ego de quelqu’un qui trace les lignes.
À Kyōto
Derrière cet effacement, ce qui se laisse deviner, c’est la présence d’une forme de transcendance, une ouverture à plus grand que soi (mais peut-être n’est-ce pas un vocabulaire que comprendraient les Japonais ?). Peu enclins à adhérer à des dogmes — ce ne sont pas des croyants —mais traditionnellement imprégnés qu’ils sont de shintô, de bouddhisme, de taoïsme, les Japonais se révèlent «religieux», au sens où ils s’éprouvent dans tous les actes de leur vie intimement «reliés» à un tout qui protège de son unité et inclut.
Leur rapport à la vie découle de cette conception de l'existence. Nicolas Bouvier, bon connaisseur du Japon où il a vécu plusieurs années, écrivait dans Le vide et le plein : « L’âme, au sens que nous lui donnons, l’âme-ombilic, modalité suprême de l’être, noyau central, au Japon se situe dans le collectif ». Et encore : « On peut donc bien parler d’une "âme collective", un peu dans le sens où Teilhard de Chardin l’entendait lorsqu’il envisageait le passage de la conscience personnelle à la conscience plurale ». L’individu a très peu droit de cité, il est peu reconnu, prend peu de décisions en tant que tel. Ce qui compte, c’est ce qui est décidé par le corps social ou l’une de ses innombrables sous-sections. On comprend dans ces conditions que la vie ne soit pas facile si on est tenté de sortir des clous. Cela peut conduire au suicide. Mais le suicide, dans cette philosophie de vie, peut aussi bien prendre une autre signification, de complétude ou d’achèvement, inconnue de nous.
Sur le Kumano Kodō
torii : portique qui marque l'entrée d'un lieu sacré shintō
La conception de vie des Japonais, toujours sensibles au shintô, à la voie des kami (Nicolas Bouvier : « Le shintô est encore comme un élément à l’état "natif" qui irradie continuellement ») influe sur leur rapport à la nature. Littéralement, kami signifie « ce qui est au-dessus des hommes », traduit par « esprit ». Ces esprits sont les gardiens titulaires des lieux, ils séjournent sur une montagne, protègent une forêt, sont dans les cascades, les roches… : vénérés, ils inspirent le respect et l’amour de la nature. Les Japonais aiment la nature. La richesse du vocabulaire pour évoquer les nuances paysagères les plus subtiles témoigne de cette sensibilité millénaire. Ils vivent comme en symbiose avec leur environnement naturel. En même temps, comment comprendre le saccage des paysages dans les années 70 ?
À Tōkyō
Est-ce là le signe d'un voyage accompli ? Partis curieux, nous voilà de retour plus curieux encore...
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