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Dans les pas de Spinoza (II) Des bonnes et des mauvaises rencontres

 
L'envie me prend de poursuivre le vagabondage en la compagnie de Spinoza, dans l’idée, si bien exprimée par Proust, que " le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux ". C’est exactement ce qu’offre Spinoza : avoir d’autres yeux. J’aimerais revenir ici sur le thème des rencontres, traité dans le précédent billet, le ré-aborder sous différents aspects (regards) que Spinoza donne à partager dans l'Éthique.
 
 
 
La rencontre : Spinoza, dans l’Éthique, emploie le terme latin occursus. Ce qui nous constitue, selon Spinoza, ce sont toutes les rencontres qui nous ont affectés depuis notre naissance, rencontres heureuses, qui conviennent à notre nature et augmentent notre puissance d’agir, rencontres malheureuses, qui diminuent notre puissance d’agir. Nous voilà bien loin des conceptions d’un Aristote, par exemple, pour qui ce qui nous constitue, c’est la nature (la nature humaine). Rien de cela chez Spinoza. Les étants, ou les existants, ne sont pas des êtres, mais des modes, des manières d’exister. Et comment existent-ils ? Selon leur capacité à être affecté (voir tout ce que j’ai dit sur l’Affect dans le précédent billet), ou à affecter. 
 
Les rencontres qui nous constituent, pour faire simple, sont de deux types, qui correspondent aux deux premiers genres de connaissance. Premier type : la rencontre immédiate, on est dans l’affectio, Spinoza qualifie cette rencontre d’ « expérience vague » (II, 40, scolie 2), opinion ou imagination. Dans cette rencontre de deux Corps, en fait on ne sait rien de ce en quoi un Corps affecte l’autre, et en quoi ce dernier est affecté. On constate l’effet. On subit. La connaissance associée est partielle, ambigüe, Spinoza dit « inadéquate ». Le deuxième type de rencontre fait accéder à un autre niveau de connaissance, qui est générale, universelle, appelée Raison, Spinoza parle de « notions communes ». Cette fois-ci je remonte à la cause, la connaissance est dite « adéquate ». Je suis capable de former une notion de ce en quoi les deux Corps qui se rencontrent conviennent, ou disconviennent, dans leur rapport caractéristique. LAffect, qui est passif dans le cas de l’affectio, devient actif : je reprends la main.
 
Mais jusqu’à quel point est-on en capacité de reprendre la main ? Quelle conception de la liberté nous propose Spinoza dans la manière dont il voit les choses ? Suis-je libre des rencontres que je fais ? C’est sûr, si on s’en remet au hasard des rencontres, on flotte, Spinoza la noté dans un scolie (j’ai déjà relevé cette citation dans le billet précédent) :  " Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures, et, pareils aux flots de la mer agités par des vents contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et de notre destin "  (III, 59, scolie). La question nest pas pour autant, du point de vue de Spinoza, suis-je libre ?, cette question n’a pas de sens pour lui, mais : comment devenir libre ?
 
C’est un chemin qui est proposé, un style de vie. De même que les existants ne sont pas des êtres mais des manières d’exister, ainsi recherchera-t-on une manière de vivre —c’est en cela qu’on a à faire à une éthique — qui amènera, de rencontres en rencontres, à augmenter sa puissance d’agir et à plus de Joie. En termes spinozistes, on pourrait parler dexpérimentation toute l’existence est expérimentation. Il s’agit de composer au maximum dans les rencontres avec les rapports qui me conviennent, et fuir ceux qui ne me conviennent pas.
 
Est-ce affaire de Bien ou de Mal ? Spinoza ignore ces catégories, qui présupposent une transcendance. De son point de vue, on ne connaît que ce qui est bon ou mauvais. Sera dit bon tout objet dont le rapport se compose avec le mien (convient à ma nature) ; mauvais tout objet dont le rapport décompose le mien (disconvient). Est bon ce qui augmente ma puissance dagir : s’accompagne donc de Joie ; mauvais ce qui diminue ma puissance d’agir : s’accompagne de Tristesse. On nest pas dans la morale, c’est plutôt une sorte de physique de composition/décomposition, à laquelle est associée augmentation/diminution de la puissance dagir et partant Joie/Tristesse. Regardons cela dun peu plus près.
 
Les Corps, selon cette sorte de physique, sont « des choses singulières qui se distinguent entre elles sous le rapport du mouvement et du repos » (II, 13, dém.) [très moderne cette approche de mouvement et repos…]. L’individualité d’un Corps ne se définit pas à partir d’une substance mais comme un certain rapport complexe de mouvement et de repos qui se maintient à travers tous les changements qui affectent les parties de ce Corps. Que se passe-t-il lorsque deux Corps se rencontrent ? L’expression n’est pas dans lÉthique, mais je dirais volontiers qu’ils entrent en résonance, en ce sens qu’il y a une composition ou décomposition des rapports caractéristiques d'un Corps avec les rapports caractéristiques de lautre. Lorsque je fais une bonne rencontre, cela veut dire que l’autre Corps compose avec mon rapport constituant, j’éprouve alors de la Joie ; lorsque je fais une mauvaise rencontre, cela veut dire que l’autre Corps tend à détruire ou altérer mon rapport constituant, menace ma propre cohérence, j’éprouve alors de la Tristesse : ainsi d’une intoxication, d’un empoisonnement, d’une maladie etc. ce sont de mauvaises rencontres.
 
C’est en ce sens que, pour Spinoza, il n’y a pas de Mal, mais il y a du mauvais : "Tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos que les parties du Corps humain ont entre elles, est bon ; et mauvais, au contraire, tout ce qui fait que les parties du Corps humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de repos" (IV, 39, prop.)
 
Quen est-il de la mort ? C’est toujours le résultat d'une mauvaise rencontre, inévitable. Mourir, cela veut dire que mon propre rapport est déterminé du dehors à entrer sous un autre rapport qui ne me caractérise pas. Mon individualité sous ce rapport est dissoute. « Ce qui fait que les parties du Corps humain reçoivent un autre rapport de repos et de mouvement, fait aussi que le Corps humain revêt une autre forme, c’est-à-dire fait que le Corps humain est détruit, et par conséquent est rendu tout à fait inapte à être affecté de plus de manières » (IV, 39, dém). Logiquement Spinoza déclare dans la foulée, à la différence de bien des philosophes, que "l'homme libre, c'est-à-dire celui qui vit sous le seule dictée de la raison, ne pense à rien moins qu'à la mort ; mais sa sagesse est une méditation de la vie" (IV, 67, dém.). Profonde parole !
 
La mort est destruction du Corps. Mais qu’en est-il alors de l’Esprit ? Je n’ai pas encore parlé de l’Esprit. Pour le dire d’un mot, s’il est possible, Corps et Esprit, pour Spinoza, vont de concert, il n’y a pas séparation, pas dualité. Donc que se passe-t-il dans la mort ? Je suis tenté de poursuivre la citation précédente de Spinoza : « À quel point ces choses-là peuvent servir ou desservir l’Esprit, cela s’expliquera dans la Cinquième Partie » (IV, 39, scolie)… 
 
Cette dernière Partie de l'Éthique, la Cinquième, est particulièrement ardue… peut-être, au cours de l’été, y viendrai-je.  Je souhaiterais aussi aborder la question du troisième genre de connaissance, au delà du premier et du deuxième genre, qui introduit à quelque chose qui s’apparente à une expérience mystique. Ces notions sont difficiles mais l’envie du vagabondage...
 
 
 
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Le vagabondage introduit parfois à la rêverie,
des rivages se dessinent ou se mêlent… 
Ici il y a quelques jours au lac de Roselend
le plan d'eau de concert avec les nuages...
 


19/07/2020
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