L'argent de la vieille
De mon épouse Chantal :
Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé hier matin. Venons-en aux faits.
Vers 10 heures, en me rendant au marché, je m'arrête à l'intersection du boulevard Saint-Germain et de la rue Mabillon, dans un endroit très fréquenté, pour retirer de l'argent à un distributeur. Je me mets à mon affaire quand, tout à coup, je me sens encadrée de chaque côté et à l'arrière par des personnes qui me serrent au plus près, au corps à corps. Je me demande ce qui m'arrive, vous direz-vous ? Non, pas vraiment, car il y a environ 6 mois, j'ai fait la même expérience, boulevard saint-Germain toujours , à 200 mètres de là, mais un dimanche à une heure plus matinale où les rues sont plus désertes. Etonnée et apeurée, j'avais alors tourné la tête à droite et à gauche pour m'informer de ce qui m'arrivait. Des jeunes garçons - ils avaient moins de 12 ans - me faisaient des signes avec la main pour me signifier qu'ils voulaient de quoi manger. Pendant que je tournais fébrilement la tête, ils avaient placé un journal sur le plan horizontal du distributeur pour masquer l'écran et se saisir des billets qui sortaient par-dessous.
Hier matin donc, forte de mon expérience, j'ai immédiatement compris de quoi il s'agissait. Sans me déconcentrer à regarder à droite et à gauche cette fois-ci, je me suis mise aussitôt à crier au secours, tout en tenant mes deux mains écartées sur l'écran horizontal et en fixant l'endroit où ma carte était encore retenue. Ce qui m'a frappée, c'est que mes agresseurs ne se sont pas enfui en m'entendant appeler au secours (ils n'avaient pas encore récupéré l'argent). Il a fallu que deux hommes plutôt jeunes arrivent : mes sauveurs ! En me retournant, j'ai pu constater que mes agresseurs se déclinaient au féminin. Il s'agissait de quatre jeunes adolescentes roms - entre 13 et 15 ans - apparemment pas du tout intimidées et se défendant d'avoir aucune intention de voler. Elles me demandaient seulement de quoi manger. Pendant ce temps, un petit attroupement s'était formé autour de nous. Les 2 hommes - des employés municipaux en gilet jaune qui passaient en camion - et la petite troupe ont bloqué les jeunes filles qui ne demandaient qu'à partir puisqu'elles n'avaient rien fait. Trois policiers en uniforme sont arrivés, puis trois autres policiers en civil, tout cela dans un temps record : toute cette gente policière opérait dans les parages. Les uns et les autres connaissaient parfaitement mes quatre "agresseuses", elles ont l'habitude d'exercer dans le quartier. Cette fois-ci, on va les amener au commissariat. Elles sont mineures, n'ont pas de papiers sur elles, elles déclineront l'identité qu'elles veulent bien mais toutefois on prendra leurs empreintes digitales ; et elles ressortiront pour recommencer exactement comme avant.
Les policiers se sont montrés pleins de sollicitude pour moi et ils m'ont accompagnée au Commissariat pour que je porte plainte. J'y ai attendu trois quarts d'heure pour être reçue par un officier de police, déclinée elle-aussi au féminin, une capitaine, qui a fixé plus de 5 minutes son cadran d'ordinateur avant de me regarder et de s'adresser à moi. "C'est pour faire rentrer les paramètres, c'est compliqué" s'est-elle expliquée pour répondre à ma question sur ce silence qui semblait interminable. Elle a enregistré laborieusement - il a fallu presque une heure - ma déposition, en tapant de deux doigts sur le clavier, comme dans les romans policiers.
Je suis sortie du commissariat à 13 heures. Une odeur extrêmement tenace de nourriture envahissait couloirs et bureaux grand ouverts du commissariat où tout le monde mangeait. Je savais mes agresseuses dans les lieux. J'ai demandé mi-figue mi-raisin à la capitaine si on les nourrissait elles-aussi. Celle-ci m'a répondu d'un air entendu que bien sûr, la police n'est plus ce qu'elle avait été. Je peux en témoigner car on m'a aussi proposé aide psychologique ou consultation médicale au gré de mon souhait, eu égard au choc émotionnel que j'avais subi. Mais je suis sortie un peu frustrée : à moi, on ne m'a même pas offert un verre d'eau.
Voilà, je vous ai parlé de l'argent, mon argent. Et la vieille dans tout çà ? Quand les policiers sont arrivés, mes deux jeunes "sauveurs" ont dù donner force explications sur ce qu'ils avaient vu, sur ce qui s'était passé. Et ceux-ci de dire et de répéter à forte voix : "Elles ont agressé la vieille au distributeur, elles ont agressé la vieille au distributeur...". C'est bien de moi dont ils parlaient sans vergogne. C'est la première fois que je m'entendais traiter de vieille...Comment vous dire ? Dans le désordre des chocs émotionnels de l'événement, mon ego en a pris un coup terrible. Parler de moi en disant "la vieille", je n'ai toujours pas digéré…
En fait, l'argent, elles n'ont pas réussi à le voler, mais le mot vieille reste indélébile.
Pourtant, l'histoire de la vieille, ce n'est quand même pas le plus grave.
Ce fait divers me laisse un goût amer, des images qui ne vont pas me laisser tranquille de si tôt. L'image de ces quatre adolescentes, à peine sorties de l'enfance, déjà emmurées dans la délinquance, vivant dans une situation permanente de violence provoquée par leurs actes et subie par un environnement très hostile. J'ai vu mes sauveurs déverser leur colère et leur agressivité à l'égard de ces adolescentes, relatant que leurs va-et-vient incessants dans les rues de la capitale les confrontaient en permanence à à ce type de situation. J'ai été témoin de l'exaspération et de la colère des policiers qui connaissaient parfaitement mes agresseurs, qui disent assister impuissants à ce genre de scène et qui expriment leur impuissance avec rancoeur. J'ai vu les réactions des passants attroupés qui, forts de leur nombre, déversaient une haine verbale et une hargne sans limites. J'ai vu aussi les réactions des adolescentes qui, par leurs comportements, appelaient des gestes de violence tout en s'apprêtant, au moindre geste, à endosser le rôle de victimes.
La violence et la haine dégoulinaient de toutes parts de ce fait divers.
Comme me l'a exprimé un policier en civil en m'accompagnant au Commissariat : "Le climat est tendu, très tendu »...
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