De l'antisémitisme de Heidegger
Le 27 janvier 1945, il y a tout juste soixante-dix ans, une avant-garde de l'Armée rouge libérait Auschwitz. Auschwitz, le plus grand camp d'extermination des Juifs, sur lequel Heidegger, le "penseur le plus important du XXième siècle", ne s'est jamais exprimé après la guerre, n'a rien trouvé à dire. On connaît aujourd'hui les raisons cachées de ce silence, avec la publication d'écrits de sa main jusqu'à ce jour inconnus : ses Cahiers noirs. Tragique errance de la pensée.
Le mal, selon Hannah Arendt, c’est de ne pas penser. Ou, plus exactement, comme elle l’explique à propos d’Eichmann lors de son procès à Jérusalem en avril 1961, « si Eichmann n’avait pas de mauvaises pensées [en acceptant de devenir l’exécutant des lois qui décidèrent de l’extermination physique des Juifs], c’est parce qu’il n’avait pas de pensées du tout. Disons, pour être plus précis, que ses pensées étaient vides de sens […] Il était réellement incapable de prononcer une seule phrase qui ne fût pas un cliché. » [Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal]
Si le mal, c’est de ne pas penser, le bien, ce n’est pas pour autant penser, sans plus. Il y a penser et penser.
La question se pose à nouveau, dans l’actualité, à propos de Heidegger. On savait que Heidegger avait des sympathies pour le national-socialisme - un peu plus que des sympathies même, puisqu’il avait pris sa carte au parti nazi en 1933 et accepté, à la demande du régime hitlérien, de devenir le premier recteur nazi de l’université de Fribourg, avant d’en démissionner au printemps 1934, mais de poursuivre son enseignement. On connaissait donc ses engagements mais les biographes, le plus souvent, en réduisaient la portée, arguant de l’ "erreur passagère", récusant en tout cas tout soupçon d’antisémitisme, au titre qu’il fréquentait des Juifs, avait eu pour maître un Juif [Husserl, dont il a été l’assistant], pour maîtresse une Juive [Hannah Arendt] etc...
Le fait nouveau est la publication, en Allemagne en 2014 et bientôt en France, d’écrits de Heidegger jusqu’ici inconnus : ses Cahiers noirs.
La désignation de Cahiers noirs est de Heidegger lui-même : elle s'applique à trente-quatre cahiers qui couvrent la période de 1930 à 1970. Ces "Cahiers" constituent une sorte de journal de pensée, pas un journal intime, car Heidegger avait prévu de les faire publier, un certain temps après sa mort, comme terme de l’oeuvre complète. Ces Cahiers noirs seraient, selon ses instructions, les derniers des volumes de ses oeuvres complètes. Il s’agit non pas de simples notes mais d’écrits philosophiques élaborés.
Le problème, c’est ce qu’on trouve dans ces Cahiers noirs : à savoir des développements explicites pronazis et antisémites qui ne laissent aucun doute sur le fond de la pensée de Heidegger.
On pouvait, jusqu’à présent, tenter de comprendre certains aspects de la personnalité de Heidegger - par exemple son silence sur Auschwitz après la guerre, ce silence qui pour Jacques Derrida, lui-même d’origine juive, constituait une terrible "blessure de la pensée" [in « Le silence de Heidegger » , texte directement publié en allemand, jamais traduit : Heideggers Schweigen ] - comme une sorte de prise de parti : se taire, rester silencieux serait chez Heidegger une attitude philosophique.
De fait, Heidegger a évoqué à plusieurs reprises dans ses écrits la "dictature de la sphère publique" [par exemple dans la Lettre sur l’humanisme ] dont le philosophe doit se garder. La pensée philosophique, selon lui, est hors des affaires du temps. Pour Hannah Arendt, le retrait de la réalité est "une des grandes tentations des penseurs de profession" ; mais, pour Heidegger, le penseur, tout occupé qu’il est à affronter la "question de l’être", se doit de se tenir en retrait. Le silence de Heidegger serait donc pour ainsi dire méthodologique.
Les Cahiers noirs
Mais la question rebondit, et brutalement, à la lecture des Cahiers noirs. Cette fois-ci il ne s’agit plus de silence - mais d’assertions explicitement développées qui révèlent le fond obscur de Heidegger. Je cite ci-dessous quelques-uns des extraits antisémites de ces Cahiers noirs [d'après Peter Trawny, éditeur scientifique de ces volumes de l'oeuvre complète de Heidegger, dans son essai Heidegger et l'antisémitisme ]. Le vocabulaire de Heidegger est particulièrement abscons [du latin absconsus « caché »], difficile à comprendre - surtout dans une traduction - mais il vaut la peine de prendre la mesure de ce qui est écrit.
Dans ces "Cahiers", surtout entre 1938 et 1941, Heidegger parle de façon abrupte des "Juifs". Il évoque et attaque le "monde enjuivé" [Weltjudentum - certains traduisent : la "juiverie mondiale"] en tant que "puissance partout présente et partout insaisissable", "race" dotée d’une "aptitude tenace pour le calcul, le trafic et la confusion". Quelques extraits :
L’accroissement temporaire de la puissance de la judéité [Judenschaft ] a son fondement dans le fait que la métaphysique de l’Occident, surtout dans son déploiement moderne, a offert le lieu de départ pour la propagation d’une rationalité et d’une capacité de calcul qui seraient entièrement vides si elles n’avaient pas réussi à se ménager un abri dans "l’esprit", sans pour autant jamais pouvoir saisir à partir d’elles-mêmes les domaines de décision cachés. Plus originelles et inaugurales deviennent les décisions et les questions à venir, plus inaccessibles à cette "race" elles demeurent.
[…]
Par leur don particulièrement accentué pour le calcul, les Juifs "vivent" depuis le plus longtemps déjà d’après le principe racial, raison pour laquelle ils se défendent aussi violemment contre son application illimitée. La mise en place de l'élevage racial ne provient pas de la "vie" elle-même, mais de la subjugation de la vie par machination [Machenschaft ].
[…]
La question du rôle de la juiverie mondiale [das Weltjudentum ] n’est pas raciale, c’est la question métaphysique portant sur la facture du type d’humanité qui, de façon absolument déliée de toute attache, peut assumer comme "tâche", au niveau de l'histoire mondiale, le déracinement de tout étant hors de l’être.
[…]
La judéité est, dans l’espace-temps de l’Occident chrétien, le principe de destruction.
Etc.
Heidegger, dans ses écrits publiés, critique l’époque moderne caractérisée selon lui par le monde de la science et de la technique. La science se réfère aux mathématiques. Or, explique-t-il, « ta mathemata signifie pour les Grecs ce que l’homme connaît déjà d’avance lorsqu’il considère l’étant et lorsqu’il entre en relation avec les choses» [Chemins qui ne mènent nulle part ]. La méthode de la recherche, c’est d’affirmer des lois, des règles abstraites et générales qui visent à décrire des faits objectifs. Ces lois sont des formules de calcul que l’expérimentation scientifique vise à confirmer. La vérité est conçue comme l’exactitude de ce qui est représenté. Il s’agit, pour l’époque moderne, de "rendre raison" , c’est-à-dire d’expliquer par le calcul tout ce qui est.
Quant à la technique, sa particularité c’est sa conception de la Terre comme un stock. Il ne s’agit plus de préserver une nature vivante mais de prélever de l’énergie. Le monde moderne perd de vue la dimension éthique de l'existence pour ne plus considérer que des stocks.
Sur ce fond de critique, connu dans les écrits publiés, apparaît, dans les Cahiers noirs, la pensée d’ombre de Heidegger : elle consiste à attribuer aux Juifs une « aptitude tenace pour le calcul, le trafic et la confusion sur lesquelles l’absence de monde de la judéité est fondée ». À cette aptitude est donnée une interprétation philosophique : le monde moderne est ce qu’il est - tout est rapporté au calcul et à la gestion - parce qu’il est enjuivé [Weltjudentum ]. "Le calcul" est porté au pouvoir par le biais des Juifs comme activité dominant le monde. Avec le calcul, l’argent de la "juiverie mondiale" contribue à la domination du monde.
La "juiverie mondiale" reste dans "l’oubli de l’être", parce que les Juifs, apatrides et cosmopolites, n’ont pas de Dasein [littéralement "être-là" ], ne sont nulle part et demeurent donc "privés de monde" [Weltlos ]. C’est, selon Heidegger, cette "absence de monde" [contre-concept au concept d’ "attachement au sol" dans la "patrie", des nationaux-socialistes] qui leur rend possible la domination universelle du monde.
Les Juifs, note encore Heidegger, "vivent" [les guillemets dans le texte pour signifier qu’ils ne participent pas réellement à la vie] « depuis le plus longtemps déjà d’après le principe racial » : les Juifs auraient devancé les nationaux-socialistes en pratiquant avant eux « la mise en place de l’élevage racial ». Il y aurait ainsi, selon Heidegger, reprenant une fantasmagorie des Protocoles des Sages de Sion [un texte antisémite publié en Allemagne en 1920, qui aurait inspiré Hitler pour l’élaboration d’une politique de race totalitaire], une "concurrence" entre Juifs et nationaux-socialistes pour "l’élevage racial".
L'ontologie développée par Heidegger à la fin des années trente est fortement marquée par ces non-dits dans les écrits publiés - explicitement exprimés dans les Cahiers noirs. Heidegger rêve de nouveaux commencements. La philosophie "après les Grecs" doit être "abandonnée et portée à sa fin" pour faire place à un "recommencement". Le premier commencement a été porté par "les Grecs" ; le recommencement sera l'oeuvre et la responsabilité des "Allemands". Heidegger écrit encore : "L'Allemand seul peut poétiser et dire à nouveau l'être de façon originelle". Les protagonistes de l'histoire : les "Romains" d'abord, "les chrétiens", parmi eux "les jésuites" etc. aujourd'hui "les Russes", "les Américains", "les Anglais" etc. en fin de liste : "les Juifs" - dans la vision de Heidegger se retrouvent tous pris à leur insu dans la lutte entre "l'estre" [Seyn ] et "l'étant".
Etc.
On ne peut plus, après la publication de ces Cahiers noirs, soutenir - jusqu’à présent l’opinion dominante - que Heidegger s’engagea bien dans le national-socialisme, pour une brève période selon les uns, plus longtemps pour d’autres - mais ne fut pas antisémite. Les Cahiers noirs ne laissent aucun doute sur le fond de la pensée de Heidegger.
Et la philosophie de Heidegger ?
La question se pose maintenant : qu’est-ce que l’on fait de ces révélations, cachées seulement pour un temps, à ses contemporains, par Heidegger, mais destinées à être publiées, plus tard ; quelle lumière cela jette-t-il sur l’ensemble de l’oeuvre, et sur la pensée qui s’exprime dans l’oeuvre ? Encore une fois, il ne s’agit pas de lettres volées, mais bien d’écrits philosophiques élaborés, conçus pour compléter l’oeuvre.
Que penser de cette pensée qui s’égare ? Que penser d’un tel "maître" ?
Les disciples de Heidegger, surtout en France où ils sont, ou ont été nombreux à le saluer comme "le penseur le plus important du siècle", et à mettre leurs pas dans les siens, tels à l’époque les existentialistes, Sartre en tête, vont devoir - ceux d’aujourd’hui - se préparer à jouer les acrobates, ne pouvant reconnaître ce qu’ils ont toujours nié ou minimisé. Ils vont continuer de plaider l’ "errance passagère", voire contester la portée, le sens des Cahiers noirs etc., bref continuer de vivre. Mais la question demeure.
Me reviennent à la mémoire ces paroles fortes de Nietzsche, mises dans la bouche de Zarathoustra : « En vérité, c’est moi qui vous le conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous contre Zarathoustra. Et mieux encore, ayez honte de lui. Peut-être vous a-t-il trompés […] C’est mal récompenser un maître que de rester toujours son disciple. »
Ces paroles magistrales ont de quoi heurter - comme souvent les écrits de Nietzsche. Elles renferment cependant une vérité profonde. Le danger dont avertit Nietzsche, c’est de projeter sur le maître une image paternelle idéalisée : il ne peut avoir de faiblesse, ne peut tromper. Cette projection imaginaire empêche de reconnaître les failles. Elle inhibe le disciple qui perd l’esprit critique et adhère aveuglément. C’est pourquoi Nietzsche avertit : Sachez vous éloigner du maître, sachez prendre vos distances, voire même avoir honte.
Le vrai disciple n’est pas un suiveur : c’est plutôt un arpenteur de chemins. Il empreinte d’abord les chemins tracés par le maître, il avance, quelquefois s’arrête, fait un pas de côté s’il le faut, et puis invente ses propres chemins. Heidegger lui-même a intitulé son oeuvre : Chemins.
Heidegger s’est égaré en certains chemins. Le mystère demeure pour moi de comprendre comment sa pensée, si extraordinairement puissante, a failli à éclairer son jugement à un certain moment historique, dans les années du nazisme et après. L’antisémitisme, qui n’est qu’une expression de haine fondée sur des fantasmes, dévoile une sinistre faille dans la pensée. Que comprendre alors ?
Racine écrivait : « Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement » [Les Plaideurs, III,3 ]. Le commencement de Heidegger, ses intuitions de départ, sa philosophie première qui culmine dans Sein und Zeit [1927] ; la reprise à neuf de la "question de l’être" et l'hypothèse de son "oubli" ; l’effort pour penser l’être de l’homme à partir de sa finitude même, de sa "relation à la mort", et non à partir de la raison ; l’idée de la vérité comme "dévoilement" etc. - sur ces chemins des débuts le jeune Heidegger ouvre la voie. Butinons cette pensée neuve. Mais plus avant, écartons-nous, défendons-nous contre.
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