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De la chute de l'Empire romain

 

 

"L’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse"
(Proverbe africain)
 
Est-ce pour cela qu’on s’intéresse plus aux phénomènes de chute qu’à tenter de repérer "ce qui pousse". Question de bruit ?
 
S’il est une chute, en tout cas, qui a toujours fasciné - fascine encore les esprits à cause, peut-être, du sentiment prégnant que nous sommes collectivement dans une phase de déclin, qui pourrait aboutir à une certaine mort - c’est bien la chute de l’Empire romain.
 
Cet impensable, qui pourtant est arrivé, a tétanisé les contemporains et a été ressenti dans tout l’univers civilisé de l’Occident comme une catastrophe majeure : la fin d’un monde, la fin d’une  civilisation. Et bien des esprits, depuis ces événements du Vième siècle, se sont posés, se posent aujourd’hui encore, la question du pourquoi, des causes de la catastrophe.
 
Le récit traditionnel s’organise autour de la vision historique d’un déclin suivi d’une catastrophe : la civilisation de Rome, qui avait atteint le plus haut niveau de développement, commençait à donner des signes d’impuissance : difficulté de maintenir des armées opérationnelles sur les lointaines et vastes frontières de l'Empire, crise budgétaire, troubles internes - cette civilisation fut brusquement détruite au cours du Vième siècle par les grandes invasions des « Barbares ».
 
Certains chercheurs modernes, cependant, proposent depuis peu un autre récit. Ils ne parlent plus de « déclin » ou d’ « effondrement » mais de « transition » ou de « changement ». Selon eux, le monde romain se serait lentement « transformé », sur une assez longue période débutant aux alentours de l’an 200 et se poursuivant jusqu’au VIIIième siècle, sous l’effet de la nouvelle religion officielle (le christianisme) qui prend le relais des cultes anciens et modèle une nouvelle culture. Le puissant cocktail à base d’échecs répétés contre des ennemis extérieurs, de guerres civiles et de crise fiscale n’est pas la cause d’un effondrement, mais a accompagné le profond changement culturel qui s’est produit au temps des invasions. 
 
Les invasions elles-mêmes ne sont pas vues sous le même angle dans les deux récits. Dans le premier, elles sont décrites comme un déferlement de hordes barbares semant la mort et la dévastation sur leur passage. Dans le second, sans nier des aspects de brutalité guerrière, on insiste sur le fait que certains des « peuples germaniques » (on emploie ce terme plutôt que « Barbares ») ont occupé des territoires romains formellement cédés par l’autorité impériale incapable d’en assurer l’administration, dans le cadre de négociations scellées par des traités (on cite ainsi, par exemple, un traité conclu entre le gouvernement romain et les Wisigoths implantés sur le territoire d’Aquitaine). Les peuples germaniques (au demeurant chrétiens bien qu’hérétiques) apportaient avec eux leur propre culture qui se mixa avec la culture romaine.  
 
Mon sentiment est que les deux récits - le traditionnel et le récent - ne sont peut-être pas aussi antagonistes qu’il paraît. Le fait demeure des invasions et du sac de Rome signant la fin d’un certain état de civilisation, mais cette fin d’un monde peut aussi bien signifier, et avoir rendu possible, la naissance d’un autre. Les gens ont continué à vivre - mais, pour parler avec nos références d’aujourd’hui, le logiciel n’est plus le même.
 
La chute de l’Empire romain s’inscrit en quelques dates :
  
376     Les Goths, fuyant les Huns, franchissent le Danube et pénètrent dans l’Empire d'Orient
378     Les Goths écrasent l’armée de l’Empire d'Orient
401     Les Goths entrent en Italie
406     Les Vandales, les Suèves et les Alain traversent le Rhin. Ils  pénètrent dans l’Empire romain
410     Le 24 août les Goths s’emparent de la ville de Rome. Ils l’occupent 3 jours et la mettent à sac
429     Les Vandales pénètrent en Afrique du Nord
439     Les Vandales s’emparent de Carthage
455     Second sac de Rome - par les Vandales cette fois, venus de Carthage par la mer
476     Déposition de Romulus Augustule, le dernier empereur de l’Empire d'Occident
 
Le 24 août 410 est la date fatale : un terrible choc dans l’Occident, une sorte de 11 septembre 2001. Ce n’était pas encore la fin de l’Empire romain - depuis longtemps Rome n’était plus la capitale politique de l’Empire, les empereurs résidaient à Milan - mais, sur le plan symbolique, la nouvelle du sac de Rome créa la sidération.
 
Un contemporain de l'événement, Jérôme - le traducteur de la Bible en latin, qui vivait alors en Palestine - se fait le témoin de la stupeur qui s’empara des esprits :
 
« La lumière la plus éclatante du monde entier s’est éteinte ; en effet l’Empire romain a été décapité. Pour le dire plus fidèlement, avec une ville et une seule, est mort le monde entier [in una Urbe totus orbis interiit ]. Qui aurait cru que Rome, qui était faite de ses victoires sur le monde entier, tomberait et deviendrait à la fois la mère et la tombe de tous les peuples » [Commentaires d’Ézéchiel, préface]. 
 
Le monde s’écroule : « est mort le monde entier »  : sidération. On retient son souffle. Tout devient possible. Tout désormais peut arriver.
 
Augustin, autre témoin de la catastrophe, tente de sortir de cette sidération paralysante. Augustin est alors, depuis 396, évêque titulaire d’Hippone en Afrique du Nord [Hippo Regius, actuelle Annaba, au N-E de l’Algérie, ville antique, civitas romana depuis deux cents ans, jouissant du droit de cité romaine, le deuxième port de la province romaine d’Africa Nova]. La nouvelle effarante du sac de Rome s’est répandue, confirmée par les réfugiés qui débarquaient en nombre.
 
« L’univers s’écroule » écrivait Jérôme [ Lettre CXXVIII ]. Augustin, lui, auprès de ses fidèles, tente non de dé-dramatiser mais de trouver un sens. Le sac de Rome, c’est pour lui le signe que "le monde devient vieux, le monde s’affaiblit » [Sermon 131,8 ]. Dans un autre prêche prononcé peu après l’événement de 410, il a ces paroles qui invitent à ne pas se cramponner au vieux monde, mais s’ouvrir au futur, faire place à la jeunesse :
 
« Tu t’étonnes que le monde décline ? Que le monde ait vieilli ? Pense à l’homme : il naît, il grandit, puis il devient vieux. La vieillesse a bien des inconvénients […] on se sent anxieux et terriblement las. Un homme devient vieux, il se lamente sans cesse. Le monde a vieilli, il est plein d’épreuves accablantes… Ne cherche pas à te cramponner à ce vieux monde, ne refuse pas de retrouver ta jeunesse : le monde passe, le monde vieillit, le monde décline, le monde s’essouffle dans la vieillesse ; n’aie pas peur, car 'ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l’aigle’. » [Sermon 81,8 citant Ps.102,5]
 
Pour Augustin, la fin de l’Empire romain n'est pas la fin du monde quand bien même elle serait la fin d’un monde, tout cela entre dans le cycle naturel de vieillissement, de destruction et de régénération. À travers l’épreuve, l’esprit du renouveau, de la régénération jaillit à vif.
 
L’Afrique était le pays des oliviers. À la fin de l’année, les olives sont gaulées puis écrasées dans le pressoir à huile, le torcular. Cette image du torcular revient dans les sermons d’Augustin de cette époque : « Nous voici parvenus à la fin de l’année… le moment approche pour nous d’être broyés ». Les désastres de son temps sont compris comme pressurae mundi, passage au pressoir. Mais l’action du « pressoir » n’est pas que négative : grâce à lui la bonne huile s’écoule librement ; « le monde est ébranlé, le vieil homme est déraciné, la chair est broyée et l’esprit jaillit à vif ».
 
 Je reviens aux deux récits des événements du Vième siècle. Il est indéniable que le sac de Rome annonce la fin d’une civilisation. "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », lançait Paul Valéry au début du XXième siècle. Mais il n’y a pas de clap de fin, comme dans les films. Autre chose, une autre culture, qui était déjà présente en sous-oeuvre, prend le relais. Le récit traditionnel se focalise sur la catastrophe, en recherche les signes annonciateurs, suppute les causes potentielles. Le second récit se focalise sur la transformation déjà à l’oeuvre, qui prépare quelque chose de radicalement nouveau, ce qu’on appelle une métamorphose, Augustin parle d’une nouvelle jeunesse.
 
Ainsi en va-t-il de toute perspective de fin. Personne ne souhaite voir cette fin, c’est humain. Comme disait Augustin : "Si cette fin est pour maintenant, Dieu seul le sait. Peut-être n’en sommes-nous pas encore là : pour bien des raisons, qu’on les appelle faiblesse, pitié ou simplement médiocrité, nous espérons tous que ce n’est pas encore la fin » [Sermon 105,11]. Mais l’essentiel, à travers cette fin entrevue, redoutée, c’est de tenter de s’ouvrir au nouveau qui s’annonce, qui émerge. Mais ce qui émerge ne fait pas de bruit...
 
 
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 Augustinus
 


29/08/2015
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