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Effondrements

 

Les actualités nous fournissent des images de fin de monde : chaleurs extrêmes, incendies gigantesques, inondations catastrophiques… les éléments paraissent déchaînés, la cause étant le dérèglement climatique, lui-même dépendant de l’activité humaine non régulée. Les sages ne cessent d’alerter des dangers mais peu est fait pour apporter les corrections qui modifieraient la trajectoire. Dans le même temps les inégalités sociales s’exacerbent, car tout le monde n’est pas à la même enseigne face aux catastrophes. 
Relisant un billet ancien évoquant le destin tragique des habitants de l’Île de Pâques, j'y trouve à nouveau matière à réflexion sur les logiques qui peuvent conduire à des effondrements...
 
 

 

Tout le monde connaît (de nom) l'île de Pâques et ses mystérieuses statues de pierre géantes (plusieurs centaines de statues, la plupart renversées). On s'interroge beaucoup sur l'origine, la fonction de ces statues. On s'interroge moins sur le destin tragique des Pascuans, dont la société s'est effondrée, sous quels coups de butoir ?
 
Cette petite île  (171 km² de surface ; à titre de comparaison, la superficie médiane d'un département français est de 5 880 km² ; Paris intramuros : 105 km²), est la parcelle de terre habitable la plus isolée du monde. Les terres les plus proches sont les côtes chiliennes à 3 700 kilomètres à l'est, et les îles polynésiennes de Pitcairn à 2 100 kilomètres à l'ouest. Lorsque l'explorateur hollandais Jacob Roggeveen l'aperçut pour la première fois, un jour de Pâques (le 5 avril 1722), il la baptisa du nom d' "île de Pâques", qui lui est resté. Cette île n'était pas vierge. Des insulaires vinrent à sa rencontre quand il accosta, après dix-sept jours de navigation sur le Pacifique, depuis les côtes du Chili, sans avoir vu la moindre terre.
 
Dès cette époque, Roggeveen fut surpris de constater que les seules embarcations indigènes étaient de petites pirogues qui prenaient facilement l'eau et ne pouvaient contenir qu'une ou deux personnes : "Quant à leurs vaisseaux, ils sont fragiles et ne peuvent être que de peu d'usage, car ils sont assemblés avec de multiples petites planches et sont recouverts à l'intérieur de morceaux de bois légers, savamment attachés ensemble par de très fines cordes entrelacées fabriquées à partir de plantes. Mais comme ils ne disposaient ni des connaissances suffisantes ni surtout des matériaux nécessaires pour calfater et resserrer les nombreuses coutures que présentent les pirogues, celles-ci sont très peu étanches, raison pour laquelle ils sont obligés de passer la moitié du temps à écoper".
 
Les habitants de l'île ne venaient pas de nulle part. Il est clair en même temps qu'ils n'auraient pu franchir les deux ou trois mille kilomètres les séparant de toute autre terre habitée sur de telles embarcations. Il y a donc eu une perte technologique, à un moment ou un autre. Qu'a-t-il bien pu se produire, quand ?
 
Années 1700 : les témoignages des premiers explorateurs européens parlent d'une population peu importante en nombre (quelque milliers d'individus), et s'étonnent qu'ils aient pu sculpter et dresser toutes ces statues, hautes la plupart de 4 à 6 mètres, la plus grande de 21 mètres, disséminées sur les flancs du volcan Ranu Raraku. Le journal de Roggeveen : "Les visages de pierre nous ont tout d'abord frappés d'étonnement, car nous ne pouvions pas comprendre comment ces gens, qui ne possédaient pas de bois suffisamment solide pour pouvoir fabriquer des machines ni de cordes résistantes, avaient néanmoins été capables d'ériger de telles statues qui mesuraient bien dix mètres et dont le poids devait être proportionnel à la taille".
 
Les recherches les plus récentes, basées sur des moyens d'investigation nouveaux, comme les analyses au radiocarbone sur des matériaux résiduels (du charbon de bois ou des os) prélevés dans des couches archéologiques, permettent de dater vers 900 après J.-C. la première colonisation de l'île de Pâques. Ces premiers colons seraient venus des principales îles de Polynésie orientale.
 

À l'époque, à l'arrivée donc de ces premiers colons, il est prouvé (par les méthodes d'analyse des  pollens contenus dans des sédiments) que l'Île de Pâques était couverte d'une espèce aujourd'hui disparue de palmiers qui pouvaient atteindre 20 mètres de haut et 2 mètres de diamètre. D'autres espèces d'arbres composaient la forêt qui couvrait l'île,  dont l'Alphitonia zizyphoides et l'Elaeocarpus rarotongensis (qui peuvent atteindre respectivement 30 et 15 mètres de hauteur) - là où en 1700, comme aujourd'hui, plus rien ne pousse, que de la végétation basse. Les zooarchéologues ont également prouvés, à partir de recherches effectuées sur des os d'oiseaux retrouvés sur d'anciens dépotoirs, que l'île abritait des colonies d'oiseaux terrestres et d'oiseaux de mer : en 1700, comme aujourd'hui, plus rien.

 
Refaisons le film.  900 après J.-C. : arrivée des premiers humains sur l'île, qui est couverte d'une forêt aux espèces variées et abrite des oiseaux terrestres et de mer.  1700 après J.-C. : toute la forêt a disparu, ainsi que les oiseaux ; les indigènes, réduits à la famine, pratiquent le cannibalisme, attesté par les premiers explorateurs européens.
 
Entre les deux dates ? Une société se compose, se développe, et s'effondre. Des statues sont érigées, sans doute à des fins religieuses, mais aussi pour "marquer"  le territoire des chefs aristocratiques régnant (l'un n'empêche pas l'autre, l'un est souvent au service de l'autre comme le montre notre propre histoire européenne). Les statues de pierre deviennent de plus en plus gigantesques — concurrence oblige.
 
L'obsidienne fournit la matière première pour les outils de pierre, les statues sont taillées dans les carrières de  stuc du volcan Runo Raraku. Mais il faut aussi des bois immenses pour construire de véritables chemins (14 kms pour le plus long) permettant de transporter les blocs de pierre d'un seul tenant de la carrière sur le lieu d'érection, et il faut des cordes pour tracter les convois et ériger les statues. La course au toujours plus, des statues toujours plus massives, toujours plus grandes, toujours plus nombreuses — conduit à la catastrophe : la totalité de la forêt disparaît, et avec elle les végétaux et les oiseaux.
 

Le manque de bois d'oeuvre et de corde mis fin au transport et à l'érection des statues. La population n'a plus non plus de quoi se nourrir. Le lien social s'en trouve rompu. Les chefs et les prêtres perdirent leur pouvoir. Les clans cessèrent d'ériger des mégalithes, pour renverser et briser les statues de leurs rivaux. Et le peuple sombre dans la famine.

 
Il a manqué dans cette société des sages — ou peut-être y en a-t-il eu mais on les a fait taire — pour alerter sur le danger. Mais le danger n'était pas immédiat : il était pour demain, pour les générations qui suivent, et demain est un autre jour.
 
Cette histoire tragique de l'effondrement d'une société a valeur de métaphore. Isolés sur leur île, sans coopération extérieure possible, les Pascuans ont contribué à leur propre destruction en surexploitant sans sagesse leurs ressources. Isolés que nous sommes sur notre petite planète Terre, la communauté humaine saura-t-elle quant à elle trouver à temps les voies de la sagesse... et de la survie... 
 
 


16/08/2021
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