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Dans les pas de Spinoza Augmenter sa puissance d'agir

Autant le dire tout de suite, ce billet, compte tenu de son sujet, n’est pas d’une lecture aisée, mais entrer dans l’univers de Spinoza est gratifiant et vaut un beau voyage fut-il parfois un peu difficile.
 
 
 
 
Quiconque a ouvert l’Éthique, l’ouvrage majeur de Spinoza, sait à quel point la lecture en est ardue — mais que le lecteur arrive à entrer tant soit peu dans le texte, et il va connaître, ce lecteur, le même bonheur que ressent celui qui a le goût des mathématiques (c’est le souvenir que j’en ai, dans mes années de jeunesse) devant l’élégance d’une démonstration. Convient-il de parler de bonheur, ou d’expérience de la beauté ? — c’est peut-être du tout au même. La référence que je fais aux mathématiques n’est en tout cas pas anodine en ce qui concerne l'Éthique, car, on le sait sans doute, l'ouvrage se présente de fait comme un traité de mathématique, ainsi que le précise son intitulé : Éthique démontrée selon l’ordre géométrique.
 
Eh oui ! nous entrons dans un univers particulier et fascinant. Spinoza, traitant ni plus ni moins que de Dieu, de l’Esprit, des Affects, de l’Intellect et de la Liberté humaine ! entend procéder selon la méthode mathématique, qui implique qu’une fois posés des définitions, des axiomes et des postulats, on en déduit des propositions par voie strictement démonstrative. Cela peut paraître curieux appliqué à Dieu ou aux affaires humaines, la raison profonde en est que, pour Spinoza, tout ce qui est de l’ordre de la Nature (y compris Dieu, c’est le fameux Deus site Natura, les hommes, les choses) doit être traité comme tel, sur le plan purement démonstratif de la raison — mais, qu’on comprenne bien, l'Éthique n’est pas pour autant un traité théorique, elle a pour but de conduire le lecteur « comme par la main » (la main de fer de la mathématique de Spinoza) sur le chemin du bonheur. Ce n’est pas une oeuvre dont le sens serait préfabriqué, je dirais plutôt qu’elle est porteuse d’une dynamique de changement, son objectif est de nous aider à être plus heureux. C'est en cela que l’ouvrage de Spinoza est une « éthique ».
 
Observons que certaines phrases de l'Éthique sont écrites à la première personne : celles, par exemple, sur lesquelles s’ouvre l’ouvrage : « par cause de soi, j’entends… », « par substance, j’entends… », « par Dieu, j’entends… » etc. ; ou d'autres, qu’on trouve surtout dans les scolies [des commentaires rédigés de manière classique], comme celles-ci : « je ne doute pas que… », « dans cette dernière démonstration, j’ai voulu montrer… », « je réponds que… », « j’ai par là, je pense, répondu à l’argument… » etc. Spinoza parle donc à la première personne, parfois il tutoie le lecteur : il nous entraîne ainsi avec lui, nous prend par la main pour nous amener (ce sont les dernières phrases de l’ouvrage) à devenir « conscient et de soi, et de Dieu, et des choses » et « posséder la vraie satisfaction de l’âme » qui est la sagesse.
 
C’est donc un art de vivre que propose l’Éthique. Impossible de résumer l’ouvrage ! ni même d'en donner ne serait-ce qu’un aperçu, car il faut entrer personnellement dans le jeu des définitions, démonstrations etc., mais je peux tout de même, à titre d’illustration, en exposer un aspect qui, dans le contexte actuel, éclaire aujourd’hui :  je veux parler des passions tristes, comment s’en garder. Pourquoi les passions tristes ? À cause de ce qu’on peut pressentir de ce qui se profile dans le monde dit de « l'après », à savoir que ce monde de demain risque bien de ressembler à celui d’avant (permanence voire recrudescence des logiques néo-libérales, minimisation des enjeux environnementaux etc.) — de quoi engendrer bien de la tristesse si on en reste à ce constat et fait rien d’autre de s’en affliger. Mais que dit Spinoza à propos des passions, et plus globalement de ce qu’il appelle les Affects ?
[Note : dans son texte écrit en latin, Spinoza met toujours des majuscules pour les principales notions qu’il emploie, souvent dans un sens très particulier, comme le Corps, l’Esprit, l’Affect, la Joie, la Tristesse etc. Je respecte cette typographie, qui rappelle précisément que ces mots sont à prendre dans le sens originel que Spinoza leur a donné]
 

Affects

Je reprends (en simplifiant) le fil du discours de la Troisième Partie de l’Éthique, consacrée aux Affects (Affectus). L’existence, selon Spinoza, est une expérimentation. Tout individu se définit par le pouvoir d’être affecté, auquel correspond un degré de puissance. « Par Affect, j’entends les affections du Corps par lesquelles la puissance d’agir de ce Corps est augmentée ou diminuée, et en même temps les idées de ces affections » (III, déf 3). Explicitons un peu cela. 
 
Partons des idées. Tout le monde a des idées, elles vont, elles viennent. Une idée, pour Spinoza, c’est un mode de pensée qui représente quelque chose. L’idée d’une grenouille, par exemple, représente une grenouille… Un Affect, c’est un mode de pensée qui ne représente rien. Une espérance, par exemple, une angoisse, un amour, cela n’est pas représentatif. Tout mode de pensée en tant que non représentatif est nommé Affect. Les idées se succèdent (on en fait l’expérience lorsque l’on veut faire le vide dans son esprit !), les Affects, eux, c’est différent, ils varient : ils ont un régime de variation, qui n’est pas la même chose qu’une succession d’idées. La variation, c’est celle de ma « puissance d’agir » (Spinoza dit aussi : « ma force d’exister »). Il y a une variation continue sous la forme d’augmentation-diminution-augmentation etc. de ma puissance d’agir ou ma force d’exister, selon les idées qu’on a.
 
Exemple : Pierre m’est sympathique, Paul me déplaît. Lorsque je passe de l’idée de Pierre (sympathique) à l’idée de Paul (me déplaît), je dis que ma puissance d’agir est diminuée : je suis affecté de Tristesse ; lorsque je vois Pierre, je suis affecté de Joie. Tristesse et Joie : on tient là les deux Affects fondamentaux à quoi se rapportent, selon Spinoza, tous les autres Affects, qui seront une modalité de la Joie s’ils augmentent notre puissance d’agir (ainsi l’Amour, l’Espoir etc.), ou de la Tristesse, s’ils la diminuent (ainsi la Haine, le Désespoir etc.)
 

Idées-affection

Mais, pour avancer un peu plus, approfondissons la relation entre les idées et les Affects. Spinoza distingue trois sortes d’idées (je ne parlerai, pour mon propos, que des deux premières). La première sorte d’idées concerne ce qu’il appelle les idées-affection. L’affection (affectio) est un mode de pensée qui représente une affection du Corps : typiquement, c’est ce qui se passe lorsque je rencontre Pierre ou Paul. L’un m’est sympathique, l’autre non, je suis affecté par la rencontre en question : dans un cas l’Affect est la Joie, comme augmentation de la puissance d’agir ; dans l’autre c’est la Tristesse, une diminution de la puissance d’agir. Suivant cette succession d’idées, notre puissance d’agir, ou notre force d’exister est augmentée ou est diminuée, d’une manière continue. 
 
Ce mode de pensée est passif : on subit l’Affect. En outre, Spinoza qualifie d’ « inadéquate » (confuse, mutilée) la connaissance de moi-même et du monde qui découle de ces idées-affection, car ce mode de connaissance (repensons à la rencontre de Pierre ou de Paul) est davantage lié à la représentation qu’on se fait de la réalité, c’est-à-dire à l’ « imagination » , qu’à la réalité objective. Spinoza qualifie cette connaissance d’ « expérience vague » (II, 40, scolie 2).
  

Idées-notion

Alors se pose une question majeure : sommes-nous condamnés à subir passivement l’impact des Affects au hasard des rencontres, et à devoir avoir à faire avec une connaissance partielle, qui relève de l’imagination ? Si on en restait aux idées-affection, la réponse serait : oui. Mais, il y a une deuxième sorte d’idées, que Spinoza appelle idées-notion (il parle aussi de notion commune). Autant on est condamné à subir l’impact d’une idée-affection, autant l’idée-notion, ou notion commune, nous donne un moyen de reprendre la main et agir en raison.
 
Les variations affectives continues de Joie et de Tristesse s’imposent à moi au hasard des rencontres : je ne suis pas cause de mes propres Affects, je suis donc passif, je suis dans le monde de la passion, et ma connaissance est partielle. Mais avec l’idée-notion, je m’élève à un genre de connaissance supérieur. Cette connaissance ne concerne plus (comme l’idée-affection) l’effet d’un autre Corps sur le mien, mais concerne la convenance, ou la disconvenance, des rapports entre les deux Corps. Je suis capable de former une notion de ce en quoi les deux Corps conviennent, ou disconviennent, dans leur rapport — ce qui s’accorde, ou ne s’accorde pas, à ma propre nature. 
 
Cette connaissance du deuxième genre est appelée  « raison » par Spinoza. On dépasse la perception sensible, particulière, et en cela limitée de l’idée-affection, pour atteindre à l'universalité de la raison ; dans le même temps, au lieu d’en rester à la saisie de l’effet d’un Corps sur un autre, la connaissance s’est élevée à la compréhension de la cause. À ce niveau, on a atteint à l’idée-notion, on est dans l’idée adéquate, puisqu’on est passé dans la connaissance des causes. Du même coup on est sorti de la passion. Tout se tient. On reprend la main : l’Affect, qui est une passion lorsqu’il est lié à une idée-affection, devient ici, avec la formation de l’idée-notion ou notion commune, une action.
 
C’est donc en atteignant aux idées-notion qu’on peut gagner en liberté. Mais ceci n’est pas abstrait. Ce que dit Spinoza : concrètement, un Corps qui vous affecte de Tristesse, ne vous affecte de Tristesse que dans la mesure où il vous affecte sous un rapport qui ne convient pas avec le vôtre. Inversement, quand vous êtes affecté de Joie, cela signifie que le Corps qui vous affecte ainsi, vous affecte sous un rapport qui se combine avec le vôtre : cette rencontre convient à votre nature. Telles sont les lois universelles qui rendent compte des expériences de vie, dont la connaissance nous permet de savoir ce qui est bon ou mauvais pour nous, ce qui s’accorde ou ne s’accorde pas à notre nature. 
 

Augmenter la puissance d’agir

Reprenons le fil du propos.
 
Ce qui nous constitue, selon Spinoza, ce sont toutes les rencontres qui nous ont affectés depuis notre naissance, rencontres heureuses, qui conviennent à notre nature et augmentent notre puissance d’agir, rencontres malheureuses, qui diminuent notre puissance d’agir. Le problème c’est que, la plupart du temps, nous vivons au hasard de ces rencontres, sans discernement. Ce qui revient à dire qu’on en reste au stade des idées-affection, ou idées inadéquates, on est passifs, notre puissance d’agir peut augmenter ou diminuer, on n’est pas sujets. On subit. On se laisse aller au gré des rencontres. Comme dit Spinoza : « Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures, et, pareils aux flots de la mer agités par des vents contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et de notre destin » (III, 59, scolie).
 
Comment reprendre la main ? Ces rencontres, on peut déjà, en partie, les choisir, en éviter certaines qui nous affecteraient de Tristesse et donc induiraient une diminution de notre puissance d’agir, privilégier celles qui nous affectent de Joie et donc induisent une augmentation de notre puissance d’agir. Mais surtout, ce à quoi invite Spinoza, c’est à développer les idées-notion, ou idées adéquates, c’est-à-dire une juste connaissance de ce qui, dans les rencontres, convient à notre nature, ou ne convient pas. En somme, partant de l’étude du comportement humain et de ses lois, analysant en particulier comment chaque être a le pouvoir d’affecter et d’être affecté, Spinoza nous donne à comprendre comment les rencontres qui nous affectent et nous constituent, fonctionnent, comment ça marche — À nous de développer notre puissance d’agir en étant déterminé à faire quelque chose du fait que nous comprenons, et ainsi avancer sur le chemin de la libération et vivre de plus en plus dans la Joie.
 
Précisons, s’il en était besoin, que le terme « rencontre » est à prendre dans son acception la plus large. Il peut s’agir, quoi que de manière très différente, de nourriture (quel aliment, en fonction de ce qu’il est, de ce que je suis, convient, ou disconvient, augmentant, ou diminuant ma puissance corporelle), de relation humaine (au delà de la première impression, ou de l’imagination, comprendre ce qui s’accorde, ou ne s’accorde pas avec ma nature singulière), de nourritures spirituelles (lesquelles conviennent ou disconviennent) etc.
 
Dans tous les cas, l’aptitude à être affecté est remplie en fonction des affections données (idées des objets rencontrés). Mais la relation, si elle est de disconvenance, s’accompagne de Tristesse, et quelque chose de notre puissance d’agir diminue — alors que si elle est de convenance, elle s’accompagne de Joie, et celle-ci augmente notre puissance d’agir. La puissance d’agir est donc soumise à des variations considérables, et tout l’enjeu c’est que la Joie remplisse l’aptitude à être affecté de telle manière que la puissance d’agir augmente. 
 
Un dernier mot à propos des passions tristes évoquées plus haut, comment s'en garder ? Il est avéré qu'il est difficile de construire quelque chose de positif à partir de la Tristesse, car lorsque je suis affecté de Tristesse, ma puissance d'agir diminue. Rien ne peut m'induire à former une idée de quelque chose qui serait commun à ce qui m'affecte de Tristesse et à ce que je suis. Comment rompre le cercle ? À suivre Spinoza on tentera de s'appuyer sur un autre Affect, de Joie, si minime soit-il, pour former la notion de ce quelque chose qui est commun à la nature de ce qui m'affecte de Joie et à ma propre nature, et ainsi,  réenforcer ma puissance d'agir et étendre progressivement la Joie : ce que Spinoza appelle le chemin de Joie, qui s'offre comme une potentielle issue pour sortir du piège des passions tristes.
 
Ne pas se moquer, ne pas se lamenter,
ne pas détester, mais comprendre.
Spinoza
(à propos des Affects)


10/07/2020
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