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En lisant en relisant Héraclite (I)

 

 

J’ai relu ces derniers temps quelques-uns des Fragments d’Héraclite. Héraclite procède par aphorismes, convergents, complémentaires, mais qui ne sont pas reliés les uns aux autres, sa pensée ainsi ne nous est parvenue que sous forme de fragments, souvent difficiles à comprendre. Certains cependant sont connus de tous, comme : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » : pas seulement parce que l’eau du fleuve, d’une fois sur l’autre, a changé ; mais aussi, selon Héraclite, parce que le baigneur, lui aussi, d’une fois sur l’autre, n’est plus le même. Car tout change.
 
La pensée d’Héraclite n’est pas facile à décrypter. Les Anciens l’appelaient d'ailleurs l’Obscur. Quelques points cependant ressortent clairement des fragments, comme l’indissociabilité des contraires : pas de jour sans nuit, pas de vie sans mort. Cette indissociabilité, on peut dire aussi cette unité des contraires, a valeur métaphysique, et aussi éthique : ce qui apparaît négatif, obscur, incompréhensible est indissociable du positif, du clair, du compréhensible. « Tout est un », dit Héraclite. « C’est le même chemin qui monte et qui descend » : le même chemin est aussi bien un chemin pour monter qu’un chemin pour descendre. C’est le chemin de vie.
 
Autre point bien avéré de la doctrine d’Héraclite : tout change sans cesse. « Tout s’écoule ». Rien n’est stable. On retrouve ici la pensée exprimée dans l’aphorisme sur la baignade. Sur ce point Héraclite, qui vécut au VIᵉ siècle avant notre ère, fait en quelque sorte un pont avec les sagesses orientales centrées sur l’impermanence. C’est de fait à cette époque que vécurent en même temps Lao-Tseu en Chine, Bouddha en Inde et Héraclite en Grèce. Mais la tradition philosophique occidentale qui a suivi s’est plutôt concentrée sur la stabilité de l’être : ce qui est, est. L’impermanence pourtant, nous la retrouvons partout, dans le cours de la nature, les événements de la vie, le fait de vieillir, mais encore faut-il l’accepter comme telle. On est plus sensibles à la stabilité, au désir de stabilité, qu’à l’impermanence, surtout dans des périodes de transition, où l'on sait ce que l'on quitte mais ignore ce vers quoi on va, qui demeure inconnu.
 
Quand je relis Héraclite, ce ne sont pas les mêmes fragments qui, d’une fois sur l’autre, retiennent mon attention, ou je les lis autrement. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »… et on ne lit jamais deux fois les mêmes phrases chez Héraclite.
 
Je relis par exemple avec une attention renouvelée ce fragment  « L’arc, son nom est vie, mais il fait oeuvre de mort » : exemple privilégié de la place de la contradiction dans la pensée d’Héraclite. Toute chose, selon Héraclite, est à la fois son contraire. Porté sur le terrain de l’éthique, Héraclite dit que la vie est à la fois elle-même et la mort. Il le dit de manière saisissante dans cette courte phrase, car l’arc, en grec archaïque, se dit biósalors que bíos est la vie (la différence réside dans l’accentuation, sur o pour l’arc, sur i  pour la vie). Ainsi quand je dis « arc », désignant un outil de mort, je peux entendre « vie ».
 
Ce même fragment nous dit aussi quelque chose sur la dynamique de vie. Car l’arc, structurellement, est raide. S’il n’y avait pas la corde qui tend les deux extrémités du bois, il n’y aurait pas l’énergie qui lance la flèche. La dynamique de vie que nous observons est en réalité le résultat d’une tension des contraires.
 
Héraclite fait de la contradiction la structure de notre monde et de notre mode de penser. Aristote, c’est sûr, en perdait son grec, pour qui, en bonne logique, A et non-A ne peuvent être vrais en même temps… Comme le dit Edgar Morin dans un entretien : « Le cours du développement technique et scientifique a donné le primat à cette pensée binaire, en reléguant la pensée des contradictions dans les marges. Pourtant, dès que je réfléchis à tous les grands problèmes, je tombe sur des contradictions : c’est bien qu’elles touchent une forme de vérité. » 
 
Edgar Morin ajoute : « Un fragment d’Héraclite me semble être par exemple le cœur de toute anthropologie  : “Éveillés, ils dorment.” Héraclite souligne, dans cette juxtaposition d’états a priori incompatibles, que nous sommes des somnambules, avec quelque chose de plus. Même dans l’éveil, nous restons dans le sommeil, car nous sommes inconsciemment mus par des forces qui nous possèdent. La digestion en est un exemple : dès que nous ingérons un aliment, notre conscience ne peut plus suivre. Ce n’est qu’en cas de crise que nous prenons conscience du fonctionnement de notre appareil digestif  ; autrement, le processus s’accomplit tout seul. Le fonctionnement de notre organisme demeure en majeure partie inconscient, ce qui fait de nous des êtres possédés  : nous vivons une forme de somnambulisme éveillé. » 
 
Initiateur de la pensée complexe, Edgar Morin reconnaît sa dette envers Héraclite : « Le fondement de la pensée complexe, je l’ai trouvé chez Héraclite, alors que j’avais 25 ans. “Complexe” ne signifie pas compliqué ou obscur, mais désigne une pensée qui relie un tout à ses parties, qui conserve les distinctions tout en les articulant. Il s’agit de voir le pluriel dans l’un, ce qui est très héraclitéen. » 
 
Ainsi, s’il faut chercher quelque unité dans la pensée d’Héraclite, c’est certainement autour de la notion de contradiction. Une trentaine de fragments nous disent ainsi qu'une chose n’est pas que ce qu’elle est, mais aussi ce qui est derrière ce qu’elle est, à savoir son contraire. Et cela pas de façon statique. Comme l’arc est tendu, les contraires sont en tension. Héraclite parle d’une « lutte » entre les contraires, ajoutant : « de ce qui diffère vient la plus belle harmonie ». 
 
Comme dit encore Héraclite : Ne pas oublier « par où passe le chemin » : il "passe" par les contraires. 
 
 
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À suivre...      


26/09/2021
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