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Geoffroy de Villehardouin

 
Voilà une lecture inopinée qui donne un peu de respiration dans le tumulte des troubles en cours : celle de la chronique de Geoffroy de Villehardouin, intitulée La Conquête de Constantinople. Nous sommes plongés dans le monde "estrange" des croisades au XIIIᵉ siècle. Le titre de la chronique ne le dit pas, et pour cause, car les opérations militaires seront détournées de leur but : délivrer Jérusalem — mais il s'agit bien officiellement d'une croisade, la quatrième.
 
 

La quatrième croisade

 
L’histoire de cette quatrième croisade (1202-1204) est rocambolesque, pleine de péripéties extraordinaires : un départ poussif, des aventures tout au long, deux fois le siège de Constantinople, le sac de la ville, la distribution des terres de l’empire byzantin aux croisés, des conflits armés sans fin, des alliances qui se nouent et se dénouent, des parjures, des hauts faits guerriers, l’objectif final, Jérusalem, oublié, on n’en parle plus, le pape Innocent III qui à coup d’indulgences et d’excommunications tâche, sans succès, de garder le contrôle des opérations — vraiment cette "croisade" a tout d'une entreprise "dévoyée" au sens propre : "sortie du chemin", qui devait conduire... à Jérusalem.
 
L'exposé de Geoffroy de Villehardouin explique le dévoiement par une série d'événements fortuits et de décisions dictées par la nécessité, ayant entraîné par effet domino la conquête de Constantinople par les croisés. Son récit n’est pas "naïf", comme on l’a dit parfois. Geoffroy de Villehardouin n’est pas que biographe, comme le sera Jean de Joinville suivant Saint Louis en Terre sainte lors de la septième croisade (1248-1254), c’est un acteur majeur, un des chefs opérationnels de la croisade, et qui plus est un remarquable négociateur, qui n’a de cesse de désamorcer les conflits, rapprocher les points de vue, travailler à la concorde, tout en guerroyant à la tête des chevaliers avec un immense courage, menant aussi des opérations au péril de sa vie.
 
Son récit est très dépouillé, sobre, sans fioritures, il avance à marches forcées vers son terme sans se permettre aucune diversion. Rapporte-t-il une âpre discussion, un débat passionné, il ne retient que la décision finale. Pas de détails futiles, pas de petites touches qui n’apporteraient rien au fond, seulement l’essentiel, toujours l’essentiel, avec une rigueur exemplaire. Le récit est un rien austère, mais si captivant qu’il est difficile de le lâcher.
 
Autre chose. L’édition que j’ai consultée, GF Flammarion, est bilingue : à gauche le texte en vieux français, en vis-à-vis la traduction en français moderne. Le récit ne se lit facilement que dans la traduction, mais quel bonheur de se reporter de temps à autre au texte original, comme je le montrerai en reprenant quelques citations.
 
 

Une histoire rocambolesque

 
Le départ de la croisade est un rien laborieux. Ce n’est pas l’enthousiasme. Cependant, grâce au prêche d’un saint homme, Foulques de Neuilly, la constitution d’une armée de croisés est décidée en 1198 par le jeune comte Thibaud III de Champagne, et à sa suite se croisèrent de grands personnages de Champagne, Louis de Blois, Geoffroy de Villehardouin (notre chroniqueur, qui comptera parmi les chefs de l'armée), d’autres encore, ainsi que de nombreux chevaliers. Le pape Innocent III donne un coup de main en déclarant l’indulgence plénière pour les croisés. La troupe s’étoffe. Villehardouin est envoyé début février 1201 à Venise, pour négocier le passage des croisés en Terre Sainte. Il revient en mars 1201 avec un accord.
 
Cependant Thibaud III meurt le 24 mai 1201. Il faut pourvoir à son remplacement comme chef de la croisade. Notre négociateur, Villehardouin, propose le nom de Boniface de Montferrat, qui sera désigné. Les croisés, décidés de partir pour "reconquérir Jérusalem, si Dieu veut le souffrir", se donnent rendez vous à Venise, où des vaisseaux seront mis à disposition par les Vénitiens, contre monnaie sonnante, pour les mener au Caire, d’où ils rejoindront Jérusalem.
 
Mais tout va de travers. Villehardouin nous raconte cela avec son équanimité habituelle. Il ne désespère pas, mais peu s'en faut. La moitié des troupes ne rejoint pas Venise, ils se dispersent vers d'autres ports. Les navires retenus auraient pu transporter une troupe trois fois plus nombreuse... Mais il faut payer le passage, comme convenu. Incapables de régler la totalité du montant prévu, — certains même dans l’armée espérant qu’on en resterait là et que ç'en serait fini de la croisade —, Villehardouin, pour sauver la croisade menacée de dislocation, accueille sans état d’âme la proposition des Vénitiens : les aider à reprendre le port de Zara en Dalmatie, une ancienne possession vénitienne, en échange d'une remise de dette.
 
Premier accroc au projet. Premières difficultés aussi. Un certain nombre de croisés, opposés à cette attaque fratricide contre des catholiques, rentrent chez eux. Les Vénitiens sont excommuniés par le pape Innocent III. Là-dessus intervient un nouveau personnage, Alexis IV, évincé du trône de Constantinople, qui propose à Boniface de payer la dette des croisés envers Venise en échange de leur aide pour récupérer le trône. Nouvel accroc. Voilà que croisés et Vénitiens naviguent de concert à travers les mers Ionienne et Égée, jusqu'à finalement atteindre le Bosphore… 
 
Constantinople est prise par les croisés et les Vénitiens en juillet 1203, Alexis IV rétabli sur le trône, mais il se parjure et n’honore pas ses engagements envers les croisés. Alexis IV est assassiné par Murzuphle qui se proclame empereur et veut chasser les croisés. Nouvel assaut en avril 1204. Les croisés, finalement victorieux, mettent la ville à sac pendant trois jours, dérobant de nombreuses oeuvres d’art et des reliques, et installent l'un des leurs, Baudouin de Flandre, sur le trône impérial. Les terres de l'empire sont occupées, données aux croisés, qui doivent faire face à l’hostilité des Grecs et de voisins redoutables, Valaques, Bulgares… etc. L’histoire n’en finit pas de conquêtes, de défaites, de hauts faits glorieux, de retraites, avec beaucoup de morts, de blessés… tout cela bien loin de Jérusalem, dont on ne parlera plus.
 
 

La chronique de Villehardouin

 
La chronique de Villehardouin, comme je l’ai déjà dit, est très dépouillée, très sobre. Derrière le récit austère, on devine l’homme d'action exigeant, rigoureux, fort de ses valeurs, fidèle à la parole donnée, recherchant toujours la conciliation et l’unité, avec cela courageux au combat, se portant en avant, chevalier tout aussi grand dans l’usage de la plume et de la parole que dans le maniement de l’épée.
 
Villehardouin, dans son récit, parle de lui à la troisième personne : "Geoffroy le maréchal de Champagne" rapporte les faits, y compris ceux le concernant directement, sans se mettre en avant. On le voit accomplir de nombreuses missions de conciliation, désamorcer des conflits, chevaucher avec un autre messager jusqu’en Lombardie pour convaincre une armée de croisés de venir à Venise : "Par leurs engagements et leurs prières, ils convainquirent d’aller à Venise beaucoup de gens qui seraient allés à d’autres ports par d’autres chemins" [Par leur confort et par leur priere gaaingnierent gent en Venice assez qui s’en allassent aus autres pors par autres chemins], jouer en maintes circonstances le rôle d’ambassadeur du chef de la croisade, Boniface de Montferrat, parfois au péril de sa vie.
 
Ainsi lorsque l’empereur Alexis IV se parjura, refusant de payer l’argent qu’il devait aux croisés en échange du service rendu (son rétablissement sur le trône). Il est décidé d’envoyer de "bons messagers" pour réclamer le dû. Geoffroy de Villehardouin est choisi avec deux autres hauts personnages. "Les messagers montèrent sur les chevaux, l’épée ceinte, et ils chevauchèrent ensemble jusqu’au palais. Et sachez qu’ils s’y rendirent très périlleusement et en courant de grands risques en raison de la trahison des Grecs" [… Et sachiez qu’il alerent en grant peril et en grant aventure selon la traïson des Griex]… Les messagers mettent l’empereur en demeure d’honorer ses engagements.
 
"Les Grecs considérèrent ce défi comme une extraordinaire et singulière impertinence, et ils dirent que personne n’avait jamais été aussi hardi au point d’oser défier l’empereur de Constantinople dans sa chambre". S’ensuit un énorme tumulte dans la pièce. "Les messagers s’en retournèrent, vinrent à la porte et montèrent sur leurs chevaux". Et Geoffroy de Villehardouin d’ajouter : "Une fois qu’ils eurent passé la porte, il n’en est aucun qui ne fût au comble de la joie, et ce ne fut pas étonnant, car ils avaient échappé à un grand péril, et il tint à très peu de chose qu’ils ne fussent morts" [Et quand il furent hors de la porte, n’i ot celui ne fut moult liez ; et ne fu mie grant merveille, car il furent de grant peril eschapé, que moult se tint a pou que il ne furent mort].
 
Le courage de Villehardouin n’a d’égal que son aversion pour ceux qui ne tiennent pas parole ou sont lâches. Ainsi par exemple, racontant comment Renier de Trith, assiégé dans un château avec cent vingt chevaliers, est abandonné par son fils, son frère, son neveu... qui désertent avec une trentaine de chevaliers, il ne lui déplaît pas de rapporter leur fin misérable : "Ils furent déconfits et pris pas les Grecs qui ensuite les livrèrent au roi de Valachie, lequel, par la suite, leur fit trancher la tête. Sachez qu’on les plaignit très peu parce qu’ils avaient commis une si grande forfaiture envers un homme à qui ils n’auraient pas dû le faire" [Et sachiez que moult furent petit plaint de la gent pour ce qu’il avoient si mespris vers celui qui il ne le deüssent mie fere].
 
Je ne parle pas de toutes les scènes de guerre froidement rapportées dans le récit : assauts, contre-attaques, charges des chevaliers..., ou des scènes cruelles comme la mise à mort de l'empereur félon Murzuphle : condamné par les croisés à être jeté du haut d'une colonne "car une si haute justice devait être vue de tout le monde", "il fut poussé en bas et il tomba de si haut que, lorsqu'il toucha terre, il fut réduit en miettes" [Lors fu boutez aval et chaï de si haut que, quant il vint a terre, il fu touz esmiez]...
 
Le récit de Villehardouin s’arrête tout net sur la "mésaventure" de Boniface de Montferrat, qui meurt au cours d’une chevauchée où sa troupe est attaquée par les Bulgares. "Hélas ! quel douloureux dommage subirent ici l’empereur et tous les Latins de la terre de Romanie, en perdant par cette mésaventure l’un des meilleurs chevaliers et des plus généreux, l’un des meilleurs barons qui fût dans le reste du monde ! Cette mésaventure survint en l’an 1207 de l’Incarnation de Jésus-Christ."
 
Fin de l'histoire. Les croisés n'auront jamais pris la direction de Jérusalem...
 
 
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La quatrième croisade (1202-1204)

(source Wikipédia)

 

 

Le sac de Constantinople
"... Le butin fut si grand qu'on ne saurait l'évaluer : or et argent, vaisselle et pierres précieuses, samit et étoffes de soie, vêtements fourrés de vair, de petit-gris et d'hermine, et tous les biens de pris qui fussent jamais trouvés sur terre. Geoffroy de Villehardouin, le maréchal de Champagne, témoigne bien en son écrit comme vrai que, depuis que le monde fut créé, on ne fit autant de butin en aucune ville [Et bien tesmoigne Josfroi de Vileharduyn, li mareschaus de Champaigne, en son escrit par verité, que, puis que le siecle fu estoré, ne fu tant gaaingnié en nule vile]...
 
 
... Et pour finir une note d'humour ! (ça ne peut que faire du bien)
 
Un garçon de 8 ans :
—  J’ai un exposé sur les croisières 
— Ah bon ?
— Oui, les croisières, à l’époque, quand ils partaient à Jérusalem…
 
 
 


26/02/2022
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