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Tomber dans la question

 

 

Un ami, Pierre-André C., que je remercie ici, m'a transmis un texte de Christophe Clavé, coach professionnel et enseignant, défendant l'idée qu’« une partie de la violence dans la sphère publique et privée provient directement de l'incapacité à mettre des mots sur les émotions ».
 
Clavé poursuit : « Il ne s’agit pas seulement de la diminution du vocabulaire utilisé, mais aussi des subtilités de la langue qui permettent d’élaborer et de formuler une pensée complexe. Sans voix pour construire un raisonnement, la "pensée complexe" chère à Edgar Morin est entravée, rendue impossible. Plus le langage est pauvre, moins la pensée existe. L'histoire est riche d'exemples et les écrits sont nombreux, de Georges Orwell en 1984 à Ray Bradbury dans Fahrenheit 451, qui ont raconté comment les dictatures de toute obédience entravaient la pensée en réduisant et tordant le nombre et la signification des mots. » 
 
Je partage pleinement cette idée, qui trouve hélas à s’illustrer tous les jours dans les médias. L’ambiance est délétère. La simplification extrême de certains propos tenus dans l’espace public, la pauvreté de l’expression, le caractère clivant de certaines paroles proférées — tout cela, si ce n’est le fait d'une dictature, risque bien d’y mener un jour, par dégradation voire impossibilité de tenir un débat digne de ce nom. Au lieu de cela, on s'envoie des mots comme des pavés à la figure. Cet état des choses nous communique des passions tristes. Comme disait Deleuze : 
 
« Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tout ce qui diminue notre puissance d’agir. » 
 
 
 
Alors, comment réagir, comment résister, pour sauvegarder notre liberté de penser et préserver notre puissance d'agir ? Quel antidote (du grec antidotos, donné contre) ? Je m’attache pour ma part, pour me garder de ces passions tristes délétères, à tenter de retrouver dans ma sphère personnelle, au gré des circonstances, le bonheur des mots justes, de leur sens profond, la richesse de l’expression — un plaisir qui contrebalance ces affects tristes. 
 
Illustration. Je viens de lire Vivre avec nos morts, du rabbin Delphine Horvilleur, un livre remarquable que je recommande fortement. Le sujet, l'accompagnement de familles endeuillées, n’est pas particulièrement ludique, mais l'ouvrage est écrit avec une telle sensibilité, une telle finesse, une telle empathie, un tel humour aussi, qu’il en devient un puissant hymne à la vie !
 
Et voilà que, tout au long du récit, je découvre le sens profond de certains des mots que la tradition hébraïque réserve au domaine des morts. Chaque découverte me met en joie, repoussant plus loin le cercle des passions tristes qui nous assaillent. Quelques pépites (je cite Horvilleur) :
 
Le cimetière. Comment s’appelle le cimetière en hébreu ? Il porte un nom a priori absurde et paradoxal. Il s’appelle Beit haH’ayimla "maison de la vie" ou la "maison des vivants". Il ne s’agit pas d’une tentative de nier la mort ou de la conjurer en l’effaçant, mais au contraire de lui adresser un message clair, en la plaçant hors du langage. Lui faire savoir que sa présence évidente en ce lieu ne signe pas pour autant sa victoire, et affirmer que non, même ici, elle n’aura pas le dernier mot !
 
La mort renvoie ainsi à la vie.  LeH’ayim, "À la vie !", disent les juifs chaque fois qu’ils lèvent un verre, en un pied de nez au morbide. Et voilà encore ce que nous apprend Horvilleur :  Le mot H’ayim, la vie, est un pluriel, et dans cette langue il n’existe pas au singulier. L’hébreu dit que chacun de nous a plusieurs vies, non pas successives mais tressées les unes aux autres, comme des fils qui se croisent tout au long de l’existence et attendent le dénouement pour se distinguer. En hébreu, nos vies font tapisserie, jusqu’à ce que nous puissions en défaire les noeuds en racontant nos histoires. 
 
Les vies, ce sont aussi les générations. En hébreu "génération" se dit dor.  Le mot dor  signifie en réalité quelque chose d’un peu plus complexe : c’est, littéralement, l’action de tisser des paniers. L’image est simple et saisissante. Pour tisser un panier, il faut passer un fil ou de la paille entre les lanières bien rangées de la lignée précédente. Un panier se construit toujours de bas en haut. Chaque nouvelle rangée s’accroche à celle qui lui a donné naissance, s’ancre en elle, pour constituer à son tour le support solide de la rangée suivante.
 
On comprend aisément la métaphore : une génération est une rangée d'un panier. Elle s’attache à la force de la précédente et anticipe la consolidation de la suivante. J’aime ces métaphores qui nous font voyager dans le temps et comprendre le sens de la lignée.
 
Encore une question, qui taraude plus d’un, et nourrit l’angoisse que cèle la mort : Où vont donc les morts ? La Thora fait explicitement référence à un seul lieu, un endroit nommé shéol où descendraient les disparus (Genèse 37,35 : « Je descends au shéol endeuillé »). S’agit-il d’un territoire ou d’un monde souterrain ? Le texte n’en dit rien. Mais l’étymologie, fait remarquer Horvilleur, est éloquente. Shéol vient d’une racine qui signifie littéralement  "la question". On pourrait donc l’énoncer ainsi : après notre mort, chacun de nous tombe dans la question…
 
Il n'y a plus qu'à se débrouiller avec cela... Mais l'essentiel est dit. Il n'y a pas de réponse concernant l'après-mort (comme il n'y en a pas concernant l'avant-naissance... ). Seule demeure la question, une béance que rappelle le mot shéol, qui s'applique aussi bien à la vie qu'à la mort.
 
 
 


01/02/2022
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