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Impressions de Leonard Cohen

Un dernier billet sur Leonard Cohen...

 

 

 

J'ai écouté toutes les dissensions,
J'ai écouté toute la douleur ;
Et on dirait, quoi que je fasse pour vous,
Qu'elle va revenir encore.
Ah! mais je crois que je peux la soigner, [bis]
Je suis fou mais je crois que je peux la soigner...
Avec une chanson.
(Minute Prologue, in album "Live Songs")
 
 
J'ai assisté en novembre 2008 à un concert de Leonard Cohen à Paris. Le compositeur et chanteur était alors âgé de 74 ans. J'ai appris par la suite que cette nouvelle tournée internationale, qui venait d'être entamée à cet âge, après quinze ans de retrait et d'absence des scènes, et qui allait s'étendre sur plus de deux ans, avait au départ une raison quasi-alimentaire : Cohen réalisa en 2005 qu'il avait été escroqué par sa secrétaire et femme de confiance, il se retrouvait spolié de la quasi-totalité de ses économies, il était ruiné.
 
Cependant, il restait aussi zen qu'il pouvait l'être devant ce qu'il appelait "ses problèmes empoisonnants" : "Cela a de quoi vous saper le moral, mais, par bonheur, ça n'a pas été le cas, même si c'est une affaire dont je me serais passé". Mieux que cela, dit-il, "ces ennuis m'ont, en un sens, fortifié. À sa manière, mon dilemme a créé un paysage qui m'a permis d'accomplir un gros travail et ce travail s'est lui-même révélé bénéfique."
 
Ainsi l'extraordinaire se produisit. L'instabilité financière donna un coup de fouet à sa créativité. Sous son chapeau mythique, ce n'est pas un homme fini, usé, amer qui se présenta devant nous, mais un homme soucieux de toucher le public et faire vivre ses chansons en transmettant une part de sa sagesse — celle-là acquise durant ses années de retrait (de 1993 à 1999) au monastère zen de Mont-Baldy, en Californie, où il fut intronisé moine bouddhiste sous le nom de Jikan ("le silencieux"). Sa personnalité complexe, faite de manques et de désirs, de replis sur soi et de déclarations d'amour — apparaissait telle qu'en elle-même à travers ses chansons. Loin d'être vieux, d'être dépassé, il s'autorisait à être un sage.
 

Poète 

Cohen n'a pas toujours été auteur-compositeur-interprète. Ce qu'il a d'abord voulu être, et a été jusqu'à la fin, c'est poète. Dans sa jeunesse, il lit beaucoup de poètes et s'enthousiasme pour Federico Garcia Lorca ; à McGill, où il poursuit ses études universitaires jusque dans les années 1950, et bien des années encore après, il fréquente des cercles de poètes ; et lorsqu'il se met à écrire, c'est pour l'essentiel de la poésie, la considérant comme "l'expression la plus élevée du coeur humain". Après la parution de son recueil de poèmes The Spice-Box of Earth (1961), il est salué par la critique comme "sans doute le meilleur jeune poète canadien anglais d'aujourd'hui".
 
Il produira d'autres recueils de poèmes, dont le Livre de la Miséricorde (1985), son livre le plus  mystique, rassemblant des psaumes contemporains qui chantent la plainte humaine et passionnée d'un homme en détresse à son créateur ; et Le Livre du Désir (2008), l'oeuvre d'un homme vieillissant qui se penche sur son passé et dit, entre gravité et autodérision, la solitude, l'angoisse de la mort, l'envie d'absolu.
 
"J'ai toujours eu cette certitude que j'avais un minuscule jardin à cultiver. Je n'ai jamais vraiment cru que je faisais partie des grandes pointures. Le travail qui m'attendait était donc de cultiver ce minuscule coin de champ. Je pensais que je savais quelque chose qui avait à voir avec l'introspection, mais sans auto-complaisance. La confession en tant que telle ne m'a jamais paru intéressante, mais la confession filtrée à travers une tradition qui suppose la maîtrise d'une technique et un dur labeur, cela m'intéresse. C'était cela mon minuscule lopin et alors j'ai commencé à écrire sur des sujets sur lesquels je pensais savoir quelque chose ou que j'avais envie d'explorer. C'est comme ça que tout a commencé."
 

Romancier

Dans ses débuts littéraires, il souhaite élargir son public au-delà de la poésie, et a envie de se confronter à un autre genre. Il publie deux romans : le premier, The Favorite Game (1963), se présente comme un roman d'apprentissage, à fortes connotations biographiques, avec en toile de fond une description sans concession de la communauté juive de Montréal ; le second, Les Perdants magnifiques (1966), est un roman expérimental assez déjanté, tour à tour poétique, désinhibé, abordant des thèmes récurrents chez Cohen : la solitude, la sexualité, la complexité des rapports humains...
 
Dans The Favorite Game, le héros, Breavman, jeune juif de Montréal, à qui il arrive bien des aventures qui paraissent un décalque de celles qu'a vécues Cohen... partage avec lui l'amour de la musique et le bonheur de la guitare :
 
"Il avait toujours sa guitare à portée de la main. Le bois de cèdre était frais contre son ventre. L'intérieur de la guitare sentait comme les boîtes de cigares de son père. Au milieu de la nuit, le son en était excellent. À ces heures tardives, la pureté de la musique surprenait, et il croyait presque établir un lien sacré entre la ville autour d'eux, et lui-même."
 
Breavman porte aussi sur la communauté juive, et sa famille, tout comme Cohen, un regard sans aménité (les Cohen côté paternel occupaient une place importante dans les institutions de la communauté juive de Montréal et les affaires) :
 
"Il avait cru que ses oncles, dans leur costume sombre, étaient les princes d'une confrérie d'élite, et il avait cru que la synagogue était leur lieu de purification, que leurs affaires étaient le domaine d'une bienveillance féodale. Mais en vieillissant, il s'était rendu compte qu'eux-mêmes ne se souciaient pas de cela. Ils étaient fiers de leur réussite financière et de leur place dans la cité. Ils aimaient être les premiers, qu'on les respectât, s'asseoir près de l'autel et porter la Torah. Aucune idée ne les animait. Ils ne croyaient pas que leur sang fût consacré. Où avait-il été chercher une telle idée ?"
 
"Mes oncles, pourquoi avez-vous l'air si sûrs de vous quand vous priez ? Est-ce parce que vous connaissez les paroles ? Quand on écarte les rideaux de l'Arche Sainte, quand on déroule la Torah garnie d'or, et que tous les hommes à l'autel se voilent de blanc, pourquoi vos yeux ne s'écartent-ils pas du rite, pourquoi ne tombez-vous pas frappés du haut mal ? Pourquoi vos confessions sont-elles si faciles ?"
 

Auteur-compositeur-interprète

Mais comment Cohen s'est-il mis à la chanson, qui le fera connaître au-delà du Canada, dans le monde entier ? Il a toujours joué de la guitare, mais, dit-il, "je n'ai jamais songé à être musicien professionnel, cependant je n'arrivais pas à gagner ma vie comme romancier..." Se produit alors, par hasard, une rencontre brève mais décisive. Écoutons le récit qu'il en fait lui-même :
 
"J'étais un guitariste banal, je balançais les accords, je n'en connaissais que quelques-uns. [...] Jamais de la vie je ne me serais considéré comme un musicien ou un chanteur. Un jour, au début des années 1960, j'allais rendre visite à ma mère chez elle à Montréal. La maison se trouve à côté d'un parc [...] et il y avait un jeune homme qui jouait de la guitare. Il jouait d'une guitare flamenca et il était entouré de deux ou trois filles et garçons qui l'écoutaient. J'aimais la façon dont il jouait [...] et quand il y eut un silence approprié, je lui demandai s'il accepterait de me donner des leçons de guitare."
 
Le jeune homme accepte. Le premier jour, puis le jour suivant, il lui apprend une progression de six accords sur lesquels beaucoup de chants du flamenco sont basés. Cohen l'attend le troisième jour pour sa leçon ; il ne viendra jamais. Cohen apprend que le jeune guitariste s'est suicidé. Près d'un demi-siècle plus tard, Cohen révèlera en public : "Ces six accords, ce motif de guitare ont constitué la base de toutes mes chansons et de toute ma musique." 
 
C'est par le flamenco que le jeune poète juif anglophone va trouver sa voie musicale. Ses premières tentatives d'écriture de chansons datent de 1964 ; son premier album, Songs of Leonard Cohen (1967), qui sera suivi de douze autres, signale au public que le poète et romancier écrit aussi des chansons, et ainsi s'ouvre sa carrière d'auteur-compositeur-interprète, avec sa première tournée internationale, exclusivement en Europe, en 1970 — carrière qu'il poursuivra jusqu'à la fin. La musique lui aura donné un auditoire. Il avait dit, à propos d'une artiste qui se produisait à quatre-vingts ans passés : "J'adore entendre un vieux chanteur aller au bout. Et j'aimerais être de ceux-là." Il aura été de ceux-là.
 
"J'ai toujours joué de la musique. Quand j'avais dix-sept ans, je faisais partie d'un groupe de country. L'écriture est venue plus tard, après la musique. J'ai mis de côté ma guitare pendant quelques années, mais j'ai toujours composé des chansons. J'ai voulu que jamais mon oeuvre ne s'éloigne trop de la musique."
 
"Les gens me demandent souvent si j'ai mis les poèmes en musique, mais je crois connaître la différence entre un texte de chanson et un poème. La plupart de mes chansons ont démarré avec la phrase musicale et un bout de phrase du texte. En général, les airs ont été terminés avant les paroles. Ensuite, il y a ce long processus consistant à développer le texte et à l'adapter à la mélodie."
 

Une quête spirituelle

En relisant certains de ses textes, poèmes et chansons, il m'est apparu que Cohen écrit le plus souvent avec comme fil conducteur sa détresse morale et psychologique. D'où lui venait ce sentiment de détresse ? Certes il a connu des moments difficiles, des séparations douloureuses, mais sans doute y a-t-il autre chose.

 

Il se reconnaissait plus dans la famille de sa mère que dans celle de son père ; du côté de son père, la famille s'est plutôt illustrée dans des rôles officiels au sein de la communauté juive de Montréal, et par son sens des affaires (on a vu plus haut ce qu'en pense Cohen, à travers le regard de Breavman) ; du côté de sa mère en revanche, la figure centrale est le grand-père maternel, le rabbin Solomon Klinitsky-Klein, un spécialiste du Talmud, surnommé le prince des grammairiens : Cohen, qui dédiera en 1961 The Spice-Box of Earth à sa mémoire, héritera de son esprit "talmudique" et de sa vénération pour le judaïsme prophétique.

 

Mais Cohen hérite aussi de la profonde mélancolie de sa mère qui, bien que pleine de vie à certains moments, émotive, romantique, porte sur elle le malheur du monde juif. Cohen de son côté porte sur lui le malheur du monde, un désespoir latent imprègne toute son oeuvre. Le malheur des hommes nous atteint aussi en ces jours : ce qui nous touche tant dans les poèmes et les chansons de Cohen, la clé de son oeuvre tient tout entière dans sa poétique de la survie.

 

"Comme ma situation était vraiment désespérée, j'ai commencé à reprendre espoir." Ce genre de phrase, dont Cohen est coutumier, nous invite à relire son oeuvre à travers cette grille de lecture  — la chute devient un moment-clé, un moment où l’humain peut justement choisir de tendre vers ce qui le transcende. Ainsi l'explicite-t-il à propos du Livre de la Miséricorde  : "Il s'agit de conversations avec l'absolu, qui se trouvent elles-mêmes dans une sorte d'intimité comprenant du doute, de la colère et du désespoir. C'est un appel à l'aide."

 

Du fond de son désespoir Cohen ne renonce jamais à chercher la flamme qui le sauvera. La chute n'est pas fatale : "Il tombe dans le ciel, il tombe dans la lumière."

 

"Aux yeux des hommes il tombe et à ses propres yeux aussi. Il tombe de son haut lieu, Il tombe vers toi, il tombe pour te connaître. 'C'est triste', disent-ils, 'Voyez sa honte', disent ceux qui sont sur ses talons. Mais il tombe radieusement vers la lumière dans laquelle il tombe. Ils ne peuvent voir qui le soulève alors qu'il tombe, ou comment sa chute se transforme, et lui-même est perplexe jusqu'à ce que son coeur pousse un cri pour bénir celui qui le tient dans sa chute. Et dans sa chute, il entend son coeur pousser un cri, son coeur explique pourquoi il est en train de tomber, pourquoi il a fallu qu'il tombe, et il se rend à sa chute. Bénie es-tu, étreinte de la chute. [...] Béni es-tu, enlacement de la chute, fondation de la lumière, maître de l'accident humain." (Livre de la Miséricorde, 8)

 

 

 


17/02/2024
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