Dites-nous comment survivre à notre folie, de Kenzaburô Ôé
"Dites-nous comment survivre à notre folie", d'après un vers du poète Auden ("Teach us how to outgrow our madness"), est le titre que l'écrivain japonais Kenzaburô Ôé a donné à une de ses nouvelles, bouleversante, d'inspiration largement autobiographique, mais atteignant à une forme d'universalité et une profonde humanité.
Kenzaburô Ôé, né en 1935 dans l’île de Shikoku dans l'archipel japonais, récemment disparu (en mars 2023) à l’âge de 88 ans, est peu connu en France, malgré qu'il ait reçu la consécration du Prix Nobel de littérature en 1994. Seules un quart de ses oeuvres sont traduites en français, et il est vrai qu'il n'est pas d'un abord facile. Son itinéraire est celui d'un homme marqué par de profondes souffrances, auxquelles, jusqu'au bout, il a tenté de donner sens dans son écriture, et c'est en cela qu'il nous touche, au-delà de sa propre histoire de vie.
Ôé appartient à cette "génération perdue" des Japonais, marquée par le traumatisme de la défaite de 1945 et l'immense désarroi de la nation au bord de l'anéantissement. Sa notice biographique nous apprend qu'il étudia la littérature française à l'université de Tokyo, acquérant la compétence linguistique pour lire, dans le texte, des auteurs comme Rabelais ou Céline, Camus ou Sartre, à qui il consacra son mémoire de fin d'études (L'Imaginaire de Sartre). Il publia son premier texte en 1957, à l'âge de 22 ans, et obtint l'année suivante au Japon le prestigieux prix Akutagawa. Auteur prolifique de romans, nouvelles, critiques, essais... ne cessant de s'affronter aux enjeux les plus décisifs de son époque, fidèle aux valeurs et aux idées du pacifisme, sa carrière d'écrivain est couronnée en 1994 par l'obtention du prix Nobel de littérature.
Son entreprise littéraire est dominée par la question qui l'angoissait tant de la paternité — la relation à la figure du père d'un côté, à travers l'histoire duquel il se trouve confronté aux mensonges des mythes nationalistes et leur écroulement soudain ; et de l'autre, la naissance, en 1964, de son fils, Hikari, lourdement handicapé mental, qui marque sa vie à jamais, et dont il ne cessera dans ses écrits de questionner la signification, ayant décidé de le faire opérer et de l'élever : ce qu'il appela une "descente aux enfers", et fut pour lui, jusqu'au bout, un éprouvant voyage intérieur.
La nouvelle Dites-nous comment survivre à notre folie, parue en 1969, explore ces interrogations existentielles sous le couvert de la fiction, en combinant dans un seul récit deux narrations, en apparence indépendantes, mais qui s'intriquent l'une avec l'autre, comme s'entrecroisent dans un tissage les fils de chaîne et les fils de trame.
La première séquence narrative relate la fascination obsessionnelle d'un individu entre deux âges (surnommé l' "obèse") pour l'histoire de son propre père qu'il soupçonne d'avoir sombré dans la folie et s'être donné la mort, après avoir passé toute la dernière partie de sa vie confiné dans la resserre de la maison familiale. Il persécute littéralement sa mère pour qu'elle lui livre la vérité. Comment "survivre à notre folie", c'est-à-dire celle de "l'autre" (son père) et la sienne ? "S'il est exact que ce soit la folie qui ait conduit mon père à mener une vie de totale réclusion jusqu'à sa mort brutale, pourquoi, puisque c'est son sang qui coule dans mes veines, échapperais-je, moi, à la folie ?"
La deuxième séquence concerne les relations que l' "obèse" entretient avec son propre fils, petit garçon handicapé mental, que la médecine a "sauvé", auprès duquel son père se dévoue corps et âme. Le père cherche désespérément à compenser la lourde infirmité mentale de son fils en ne faisant plus qu'un avec lui. "... L'enfant n'avait jamais eu mal dans sa chair sans qu'une sorte d'unisson s'instaurât automatiquement par le canal de leurs mains nouées, et le père éprouvait dans son corps la même souffrance que son fils" formant avec lui un "corps composé".
Le père décide d'emmener son fils, qui ne voit presque rien, au zoo au contact des animaux : "Avec ses propres yeux et ses propres oreilles pour antennes, et pour 'bobine' leurs deux mains étroitement nouées, leurs deux cerveaux seraient placés sur la même longueur d'onde et ainsi, à son échelle personnelle, constituerait-il, au bénéfice de son fils, un relais en direction du spectacle réel du zoo." Mais des événements rocambolesques lors de cette visite, où des voyous font mine de le précipiter dans la fosse aux ours, lui font prendre tout à coup conscience de sa situation "avec la netteté lumineuse qui, sur un mandala, fait apparaître avec toute la force d'une révélation le foisonnant enchevêtrement du temps et de l'espace" . Séparé de son fils quelques heures, l' "obèse" le retrouve parfaitement calme : il comprend alors que l'enfant vit désormais sa vie détaché de lui.
L' "obèse" vient d'acquérir, par la force des choses, une "liberté cruelle" vis-à-vis de son fils. Se tournant alors à nouveau, par exigence d'une autre libération, vers sa mère, celle-ci finira par lui confier que son père, au moment de la capitulation du Japon, s'est trouvé impliqué dans un projet manqué d'assassinat de l'Empereur et qu'effrayé par la signification de son geste, il s'est volontairement confiné et a succombé à une crise cardiaque : le père n'est pas mort dément. "Cette fois, il n'avait plus ni fils ni père pour partager la folie qui le serrait de plus en plus près, menaçant de l'envahir tout entier. La seule liberté qui lui restât, c'était, contre cette folie, de faire front seul."
Beaucoup de Ôé est dans ce récit comme dans bien d'autres où l'on retrouve de fortes inspirations biographiques : la relation à son fils handicapé mental, "promis à la mort ou à l'idiotie" ; l'héritage de sa lignée paternelle, dont il dit dans un entretien : "Au début de l'ère Meiji, le frère cadet de mon arrière-grand-père avait pris la tête d'une émeute villageoise et il avait ensuite disparu. Il a laissé des cahiers, des journaux dans lesquels il raconte son histoire. On le disait enfui vers Yokohama mais en vérité il s'était caché dans la cave de notre demeure et il y a vécu quarante ans dans cette clandestinité. Je pense que cette figure fraternelle et paternelle [...] constitue une sorte de prototype de ma propre personnalité."
Ôé déclare cependant, dans le même entretien : "Tout est fiction sous l'apparence de la vérité"... Il ajoute que le seul biais pour l'écrivain d'atteindre le vérité, c'est "la divergence, le décalage", et cela, dit-il, c'est "le propre du roman".
Ce "décalage" permet aussi au lecteur d'appréhender, à la suite de Ôé, cette question qui taraude : comment survivre à la vérité — car si la douleur dévastatrice du vrai doit être dite, il faut que cette douleur soit aussi douceur pour préserver du désespoir.
Ce que montre admirablement le récit de Ôé dans un style tourmenté et riche en métaphores. Un récit de lecture difficile, et en même temps empreint d'un humour tendre, parfois grotesque, à la manière de... Rabelais — un auteur que Ôé a fréquenté toute sa vie, comme il le confiait dans une interview : "Pendant les cinquante années qui ont suivi mon premier cours de français, le texte sur lequel j'ai passé le plus de temps est, je pense, l'oeuvre intégrale de Rabelais..."
Pour ceux que cela intéresserait, je propose quelques extraits de la nouvelle :
Extrait 1
[Au moment de déclarer le nouveau-né à la mairie du quartier...]
L'obèse avait la formule de déclaration et, puisant dans le vocabulaire latin qu'il avait retenu de sa première année d'université un simple mot capable d'évoquer à la fois la mort et l'idiotie, il en avait rendu les sonorités au moyen de l'idéogramme signifiant "forêt", donnant ainsi à son fils le nom de "Mori". Puis, la formule toujours à la main, il était allé aux cabinets, secoué à n'en plus finir d'un rire silencieux impossible à réfréner. Cette ignoble crise était certainement imputable à l'état dépressif dans lequel il se trouvait alors ; mais il faut dire aussi que, dès son enfance, il y avait toujours eu une partie de sa nature profonde pour considérer de la sorte sa propre vie et celle des autres, avec un manque total de sérieux, et pour les tourner en dérision. C'est une chose qu'il n'avait pu éviter de reconnaître quand bientôt, son fils ayant quitté la clinique, il avait commencé de vivre avec Mori. Car chaque fois qu'il appelait l'enfant par son nom, il croyait entendre dans les ténèbres du fin fond de son esprit son propre rire effroyablement inconsidéré, voire indécent, qui tournait en dérision toute son existence. Cela étant, il avait proposé, pour le seul usage domestique, de donner un surnom à son fils (il avait eu bien du mal à fournir à sa femme une justification). C'est ainsi qu'il avait surnommé son fils Eeyore, du nom de l'âne pessimiste dans Winnie l'Ourson.
Extrait 2
[...] il ne s'endormait jamais qu'avec un bras tendu vers le berceau de son fils, installé à son chevet ; et si sa femme ne couchait plus avec lui et faisait chambre à part, c'était moins pour cause de mésentente que pour ne pas gêner l'intimité du père et de l'enfant. Il dormait ainsi, le bras tendu vers le berceau de son fils, afin que celui-ci, se réveillant la nuit, pût atteindre tout de suite, dans les ténèbres au-dessus de sa tête, la main grasse et chaude de son père. Cette attitude relevait de la volonté délibérée d'être celui qui protège et qui sauve. Mais à présent il lui fallait bien reconnaître que, même dans ces détails de son existence, quelque chose n'allait pas, comme quand quelques grains de sable aux arêtes vives se glissent dans vos chaussettes — et ce, à la lumière de cette rupture qui s'était produite en lui tout de suite après ces quelques minutes pendant lesquelles les voyous, le soulevant par la tête et les chevilles, avaient fait mine de le précipiter dans le gouffre au fond duquel l'ours blanc, les yeux levés vers lui, manifestait un intérêt soupçonneux. En tout état de cause, ne pouvait-on imaginer que c'était lui, le gros homme, qui dormait en requérant assistance de son bras tendu — que, l'équilibre ainsi se rétablissant, c'était lui qui, réveillé par un rêve terrifiant au milieu de la nuit, promenait aussitôt une main tâtonnante dans l'obscurité et rencontrait la chaude menotte de son fils endormi ?
Extrait 3
[Dans la salle de consultation à l'hôpital., l'enfant sur ses épaules... ]
"Eeyore, il faut veiller au grain, toi et moi, avoir l'oeil à ce que ces gens-là pourraient mijoter contre nous", dit l'obèse en forçant la voix et faisant appel à la chaude, grasse, lourde présence sur ses épaules, dont il lui arrivait de ne plus discerner très bien s'il s'agissait de son protégé ou de sa propre divinité tutélaire.
Extrait 4
Cette fois, il n'avait plus ni fils ni père pour partager la folie qui le serrait de plus en plus près, menaçant de l'envahir tout entier. La seule liberté qui lui restât, c'était, contre cette folie, de faire front seul.
Il avait renoncé à écrire la biographie de son père. Au lieu de cela, tantôt il adressait des lettres à "l'autre" dont il était pourtant clair qu'il n'existait nulle part, des lettres qui ne cessaient de répéter : "Dites-nous, s'il vous plaît, comment survivre à notre folie" ; tantôt il rédigeait quelques lignes commençant toujours par : "Si je commence une existence de réclusion volontaire, c'est que..." Et, très exactement comme s'il se fût agi d'un testament, il rangea dans un tiroir fermé à clé ces notes qu'il ne montra jamais à personne.
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