La douleur des autres est nôtre
La tragédie grecque, selon l’idée qu’on s’en fait généralement, met en scène un héros malheureux qui n’échappera pas à son destin décrété par les dieux : tuer son père sans le savoir, épouser sa mère en ignorant en être le fils, massacrer ses enfants etc.. En dépit de tous ses efforts pour échapper à la destruction inéluctable, le héros in fine toujours réalise l’oracle divin.
Mais avec Les Perses, d’Eschyle, rien de tout cela.
Devant le palais du roi de Perse Xerxès, le Conseil des Fidèles et la vieille Reine sont gagnés par l'inquiétude : qu'est-il advenu du Roi et de son armée, partis soumettre la Grèce en franchissant audacieusement l'Hellespont ? Mais voici un messager, qui s'en vient annoncer l'issue des combats... Le principal sujet de la tragédie sera l'immense déploration que provoque chez les Perses l’annonce de la défaite et de l’anéantissement de l’armée de Xerxès, battue par les Grecs.
La tragédie a été présentée par Eschyle en 472 avant notre ère, huit ans seulement après les faits que la pièce relate, la victoire navale de Salamine remportée en 480 par les Grecs sur les armées du roi de Perse Xerxès. Les spectateurs avaient bien en mémoire ces faits glorieux, certains même y avaient participé (dont Eschyle, guerrier et poète), mais la tragédie ne célèbre pas cette victoire (du moins pas directement), elle s’attache à ce qui se passe chez les autres, ceux qui ont été défaits. Ce déplacement est très intéressant et riche de sens.
Il eut été simple, et bien reçu, de célébrer la victoire grecque en grands vers lyriques magnifiant les actions guerrières des héros renommés et de tous les soldats anonymes, formant ce laos, ce peuple, rempart de la cité, évoqué à propos des défenseurs athéniens dans un vers de la pièce : « Il est solide, le rempart que forment des hommes vivants »… Mais Eschyle déporte l'attention du spectateur grec vers une autre scène, ce qui s’est passé à la cour de Perse à l’annonce de la défaite (défaite impensable : les Perses étaient dix fois supérieurs en nombre aux Grecs, et alignaient trois fois plus de navires).
Le texte de la tragédie, magnifique, somptueux dans ses parties lyriques, exprime les bouleversantes lamentations du choeur des Fidèles et de la vieille Reine, déployant tout le vocabulaire de la douleur : cris, plaintes, lamentations... La déploration de ces milliers de morts vient comme en écho de « la plainte, mêlée de cris, [qui] régnait seule sur la mer au large, jusqu’à ce que l’oeil noir de la nuit s’en vint tout effacer. » Les récits terribles du Messager viennent confirmer les plus sombres pressentiments de la Reine, qui « vit chaque nuit au milieu de songes », prémonitoires et effrayants.
Le Messager. — Ô cités de l’Asie entière, ô terre de Perse, havre de richesse infinie, voici donc, d’un seul coup, détruit tant de bonheur, abattue et tombée la fleur de la Perse ! — Hélas! c’est un malheur déjà que d’annoncer le premier un malheur. Et pourtant il me faut déployer devant vous toute notre misère, Perses : l’armée, tout entière, a péri!
Le Choeur. — Horribles, horribles souffrances, imprévues et déchirantes ! Hélas ! pleurez donc, Perses, à l’annonce d’une telle douleur...
Ainsi vont être rapportées nombre de scènes, horribles, du désastre qui a frappé les Perses (Le Choeur. — « Las ! Hélas ! tu me fais voir les cadavres des miens roulés et submergés par les flots de la mer, corps sans vie emportés dans leurs larges saies errantes »), provoquant lamentations et cris des Fidèles et de la Reine. Lorsque l’émotion atteint un certain degré d’intensité, le chant se substitue à la parole. La douleur ainsi, prégnante, s’exprime en toutes sortes de tonalités, rendant sensible au spectateur athénien le malheur qui frappe l’ennemi. Mais ici, très vite, à ce spectacle, emportés par l’émotion, l’autre n’est plus perçu comme un étranger, mais dans sa condition d’humanité : la douleur reste celle des ennemis, elle devient pourtant une expérience toute proche. En ce sens, elle acquiert une dimension universelle. D’autant qu’à ce moment de la pièce intervient la mort, qui concerne tous les humains.
La mort est ici rendue présente, ou plutôt représentée, par l’Ombre du Roi défunt Darios, père de Xerxès, qui, répondant à l’appel de la Reine et des Fidèles (« Nous entend-il lancer ces appels gémissants, lugubres, où se mêlent tous les accents de la plainte...) quitte les enfers et leur apparaît. Darios apprend de la bouche de la Reine, la terrible vérité : « Tu vas tout savoir en peu de mots, Darios : la puissance perse, je puis le dire, est anéantie ».
Ainsi instruit du désastre et des « souffrances et inouïes douleurs » de la Perse, Darios tance l’hubris, la démesure, de son fils Xerxès, qui follement s’est lancé dans l’aventure contre les Grecs, entraînant la perte des armées et la ruine de la Perse : « Nul mortel ne doit nourrir de pensées au-dessus de sa condition mortelle. La démesure en mûrissant produit l’épi de l’erreur, et la moisson qu’on en lève n’est faite que de larmes. » Puis, avant que de retourner dans le royaume des Ombres, Darios adresse ces dernières paroles : « Même au milieu des maux, accordez à vos âmes la joie que chaque jour vous offre : chez les morts, la richesse ne sert plus de rien. »
Le contexte aujourd'hui n'est ni celui d'une guerre, ni celui d'une victoire sur un ennemi, mais d'une pandémie qui fait des centaines de milliers de morts de par le monde et engendre dans les familles des deuils, des souffrances et des douleurs. Ces douleurs, la tragédie, deux mille cinq cents ans après sa création, nous en fait ressentir à travers son pathos la proximité : même lointaines, elles deviennent nôtres, nous les partageons, en tant qu'humains, au-delà des différences et des frontières...
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