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La jeune fille de Kachine (II)

 

Suite du billet précédent...


 

La jeune soviétique Ina, pas encore dix-huit ans,  jeune fille simple au grand coeur, débordante de joie de vivre, qui vient de subir le choc de la perte de son grand amour, Micha, tué à la guerre, — apprend que sa demande de rejoindre les rangs de l’Armée Rouge reçoit une réponse positive! Elle explose de joie, s'épanchant dans son journal intime : 

 

«Quel bonheur! Seigneur! comme je suis contente, contente, contente! Jamais je n’ai été aussi heureuse. Aujourd’hui, j’ai été admise à faire un travail sur les arrières allemands. Aïe! ce que je suis heureuse! Je raconterai tout, tout, plus tard. Eh bien, ça, c’est de la joie!!! » (8 avril 1942)

 

 

 

La voilà donc rejoignant les rangs des partisans! dans la guerre contre les Allemands, qui ont envahi le territoire soviétique en juin 1941. Son père s'est lui-même engagé avec les partisans  en octobre 1941. Ina n’ose pas prévenir sa mère de son départ, elle décide de se sauver de la maison. Dans son journal (8 avril 1942, la nuit) :

 

«Nous partons! Nous partons là-bas! Au front. Tout, tout ira bien. Seulement… il y a Maman… Pourquoi s’en fait-elle à ce point? Puisque je reviendrai. Je le sais. Je reviendrai très vite.»

 

C’est donc par le biais d’une lettre, après son départ, qu’Ina informe ses parents :

 

«Mes chéris, mes bien-aimés, pardonnez-moi! Je sais bien que vis-à-vis de vous j’ai agi lâchement, mais puisque c’était mieux ainsi… Je n’aurais pas pu supporter les larmes de Maman. N’ayez pas de chagrin, ne me plaignez pas, ce que j’ai tant souhaité est arrivé. Je suis heureuse! Ne l’oubliez pas. Demain je vous écrirai en détail. En attendant, seulement ceci : je pars chez les partisans.»





Le journal intime d’Ina va s’arrêter à la date du 30 juillet 1942, jour de ses dix-huit ans. Sa vie de partisane ne lui laissera plus le loisir d’écrire, sauf quelques lettres, espacées, à sa famille. Nous disposons aussi de témoignages de ses camarades de combat, ainsi que de souvenirs de son père — devenu chef d’une brigade de partisans, sous les ordres duquel, à un moment, elle a combattu —, qui tenait des carnets.

 

Pendant deux ans, Ina mène des missions périlleuses sur les arrières des Allemands. Elle fait preuve d’un immense courage, d’endurance, de ténacité, — toujours aussi enjouée. La vie partisane, aussi dures soient les conditions physiques et morales, lui est légère : «La vie est merveilleuse et étonnante», écrit-elle dans une lettre, citant son poète de prédilection, Maïakowski.

 

«Peut-il y avoir quelque chose de meilleur que notre jeunesse, notre printemps, notre matin? Non! Dans ces moments-là, on aime l’univers entier, on a envie de se fondre avec toute la nature qui s’éveille, avec le ruisseau, la brume du matin, et de se sentir une parcelle de tout cela. [...] La vie! Ma chère vie, je te remercie pour mes dix-sept ans, pour ma joie, pour les couleurs dont tu te pares. Comme il fait bon vivre! Comme il fait bon!» (3 mai 1942)

 

Arrêtée par les Allemands au cours d’une mission d’éclaireuse (éclaireuse : «cela veut dire, travailler seule, loin du détachement, lutter contre de grosses difficultés»), elle s’échappe par deux fois, conjurant une fin certaine («Les Allemands ne font pas de longs discours lorsqu’il s’agit des nôtres. Plus exactement, ils ne font pas de discours du tout.»). Elle est passée près de la mort. Mais dans ses lettres, elle reste pudique, elle ne raconte pas tout.

 

Aux siens, 29 août 1942 :

 

«Par quoi commencer? N’importe… Tout d’abord : je suis saine et sauve, et je vais très bien. Je ne suis rentrée des arrières allemands qu’avant-hier. J’ai eu à nouveau une petite histoire [!]. Je me suis encore une fois fait prendre. Cette fois-ci, j’ai été tout droit dans la gueule du loup, chez les Allemands. Je n’ai pas cru que tout se terminerait si bien, mais, comme vous le voyez, je suis rentrée, et il ne m’est rien arrivé. Si vous saviez par quoi je suis passée cette fois-ci!»…

 

Quelles que soient les circonstances, fussent les plus dramatiques, la joie de vivre reste chevillée à son coeur. Plus loin, dans la même lettre :

 

«Je suis cent fois plus heureuse que toutes les filles qui sont chez elles, qui dansent, qui s’amusent… Je suis heureuse que de nos jours, moi aussi je sois utile en quelque chose à mon pays [...]. J’ai pu avoir faim, rester enfermée dans des prisons fascites, faire des centaines de kilomètres nu-pied, mais j’ai une richesse immense : je suis satisfaite de ma vie.»

 

Ina accomplira durant deux ans de nombreuses missions extrêmement risquées, se dévouant jusqu’à la mort.

 

La mort, qui la trouvera au petit matin du 4 mars 1944, dans une forêt, couvrant la retraite de son groupe cerné par les Allemands…

 

Elle n’avait pas vingt ans.

 

 

 

 

 

 

 

Il est difficile de reconnaître, dans les témoignages qu’ont laissé ses camarades d’armes, ou son père, chef de partisans, — tous admiratifs de son courage exceptionnel, sa ténacité, son audace, son dévouement — la jeune fille simple, plutôt insouciante, qui rêve beaucoup, lit, va au théâtre ou au cinéma, est souvent amoureuse, telle qu’elle se révèle dans les premières pages de son journal intime : et pourtant, c’est la même jeune fille! aussi émouvante, sincère, maladroite parfois, débordante d’amitié, de tendresse, avec son intense joie de vivre.

 

Souvenirs de son père

 

J’aime, parmi bien d’autres souvenirs que rapporte son père, celui-ci : en mission d’éclaireurs, ils sont  — le père et la fille — en embuscade avec leur détachement. Un accrochage a déjà eu lieu. Le groupe d’une trentaine d’Allemands a battu en retraite; mais ils vont revenir : 

 

«Nous avons très vite pu nous rendre compte que les Allemands étaient en train de concentrer des forces tout autour de nous. Nous avons décidé d’attendre la nuit, parce que, de jour, la besogne d’éclaireur devenait trop dangereuse.

Nous nous sommes installés sur une petite hauteur boisée. Les chevaux entravés broutaient dans le ravin. Il faisait une magnifique soirée d’automne. Le soleil couchant dorait les cîmes des pins. Les bouleaux et les charmes avaient déjà leur parure d’automne. La forêt bruissait imperceptiblement au-dessus de nos têtes. Devant nous, s’étalait l’eau calme d’un étang. Et il y avait dans tout cela comme une tristesse cachée.

— Regarde, Papa, comme c’est beau autour de nous! Quelle belle région! Cet étang encadré de la verdure des pins! Ici, il faudrait se reposer et non faire la guerre.

Ina se tut, perdue dans son rêve. Je regardais ma petite fille : une mèche rebelle s’échappait de son fichu, sa natte dorée lui tombait sur l’épaule… Elle regardait au loin. Qu’y voyait-elle?» 

 

Souvenirs du partisan Nikolaï Doudouchkine

 

«J'ai rencontré Ina pour la première fois en août 1942. Notre brigade de partisans était cantonnée dans le village de Navarkovo. Alexandre Pavlovitch, le père d'Ina, était chef de l'État-Major du détachement. Les partisans l'aimaient beaucoup, on l'estimait pour son courage, ses connaissances et le don de comprendre les hommes, de voir dans leur coeur.

Je me suis rapidement lié avec Ina. Plus d'une fois nous avons été ensemble dans les combats et en mission de reconnaissance.»

 

Au cours d'une mission, parti en reconnaissance avec Ina, Nikolai est blessé; il a reçu une balle dans la jambe; il faut rejoindre le groupe, traverser une voie de chemin de fer gardée par les Allemands...

 

«Ina m'aidait à marcher en me soutenant. [...] J'avais beaucoup de mal à marcher. Ina n'en pouvait plus, j'étais lourd à soutenir, mais elle ne m'abandonnait pas une minute. [...] Nous espérions pouvoir traverser les rails, mais lorsque nous avons atteint la voie, il faisait déjà tout à fait jour, et il y avait sur la route un trafic intense. Sur les buttes, on pouvait voir de considérables fortifications allemandes. Nous étions attérés. Les Allemands étaient si près que je n'ai pas encore compris comment la sentinelle allemande qui se tenait sur l'une des buttes, ne nous a pas remarqués!

Sans attendre que les Allemands nous aient aperçus, nous avons rebroussé chemin, contourné, en rampant, la butte et continué le long du marécage. La grande route était à une trentaine de mètres. Nous nous sommes assis au bord du marécage pour nous reposer, et nous y sommes restés toute la journée. Ma blessure avait fini par me faire tout à fait mal. Je crois que j'ai eu le délire, je criais, j'appelais de toutes mes forces mon amie, Maroussia. La situation devenait critique. [...]

Le soleil se couchait. Il fallait se remette en marche. Réunissant toutes mes forces, appuyé sur le bras d'Ina, je me mis à ramper, tant bien que mal. À vrai dire, Ina me portait presque. Quand les forces m'abandonnaient, je disais : "Ina, reposons-nous un peu, veux-tu...", et elle me répondait : "Nikolaï, fais un effort, viens, nous avons encore huit kilomètres à faire!". Et c'est ainsi que nous avancions.

La nuit était tombée. Nous avions un fusil pour deux, quatre-vingt cartouches, quatre grenades. J'ai supplié Ina : "Donne-moi deux grenades et laisse-moi. Toi, tu continueras toute seule, tu diras aux nôtres où je suis. Ils me trouveront...". Mais Ina n'aurait, pour rien au monde, abandonné un camarade.

Nous avons rampé toute la nuit. Vers le matin, nous nous sommes trouvés sur la route de Koupouï. C'était le 1er novembre. Il faisait froid, l'herbe était couverte de givre. Nous étions complètement épuisés. On s'asseyait pour dormir un moment, et aussitôt, réveillés par le froid, on continuait... Nous avons mis dix-sept heures pour faire huit kilomètres.

Le lendemain, Ina m'a conduit dans un bataillon sanitaire, et de là on m'a transporté dans un hôpital de campagne...»

 

Lettre d'un camarade d'armes à la mère d'Ina

 

Impossible de citer tous les témoignages, qui concordent tous pour admirer le courage, l'abnégation et la qualité de coeur d'Ina, qualité qu'elle partageait, ainsi que le courage, avec son père.

 

Juste cet extrait d'une lettre écrite par un camarade d'armes  à sa mère :

 

«J'ai vécu une période de ma vie, la plus dure, et en même temps la plus riche en bons souvenirs, aux côtés d'Alexandre Pavlovitch et d'Ina. Les dures conditions de travail sur les arrières allemands nous ont liés. [...]

Vous pouvez être fière de votre mari et de votre fille. Tout le monde les aimait et les respectait, et pas seulement pour leur courage, mais aussi pour la qualité de leur coeur.

Ina était une amie avec laquelle je pouvais sans crainte partir pour la mission la plus dangereuse, avec laquelle je pouvais partager mes pensées et mes rêves les plus intimes. On se sentait si bien en sa compagnie. Avec elle, on pouvait comme avec personne rire, rêver et parler de n'importe quoi.

Sa hardiesse était parfois stupéfiante. Il m'arrivait, lorsque j'entendais parler d'un nouvel exploit d'Ina, de m'avouer à moi-même que je n'aurais pas osé en faire autant. Et pas seulement moi, tous nos éclaireurs devaient lui rendre des points. S'échapper par deux fois de la prison allemande et continuer le travail comme si de rien n'était, avec la même hardiesse, ceci est vraiment de l'héroïsme. [...]

Voilà que j'ai appris ces jours-ci, qu'Ina est tombée. Elle s'est courageusement battue, jusqu'au bout. Je ne veux pas croire qu'elle ne soit plus. Cela me semble démesurément injuste et incroyable...»

 

 

 

 

 

 



25/01/2025
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