Un des sujets où la lucidité se doit de s’exercer est la montée du populisme : ici en Europe (en Autriche, en Hongrie, en Pologne, en Allemagne, en Suède, en Italie…) mais aussi en Turquie, ou encore aux États-Unis, au Venezuela, au Brésil... et ailleurs dans le monde.
Une question essentielle est de comprendre sur quels ressorts joue le populisme. On dit couramment : il répond aux préoccupations réelles des gens, leur refus du système, leur crainte de l’avenir etc. Certes, mais il faut creuser. Et avant cela, tenter de comprendre quelle est la relation des populistes avec la démocratie libérale.
Populisme et démocratie libérale
Il est indéniable que les populistes jouent, au moins dans un premier temps, le jeu de la démocratie. Ils ne prennent pas le pouvoir à la manière des dictateurs, ils y accèdent en se faisant élire démocratiquement, c’est-à-dire par l’ensemble du peuple, en respectant les règles du vote démocratique. À la fin du mandat, ils se soumettent à nouveau au jeu des élections.
Tout cela a donc l’apparence de la démocratie — mais n’en n’est pas.
1) Si les règles démocratiques sont peu ou prou suivies pour accéder au pouvoir, en revanche, une fois au pouvoir, c’est autre chose : la tendance générale est de manipuler — à fin de les rendre inopérantes — les institutions indépendantes garantissant la séparation des pouvoirs ou l’exercice des libertés individuelles — c’est-à-dire le fonctionnement de la démocratie libérale.
Ainsi de Jaroslaw Kaczynski en Pologne — un État qui, au demeurant, faisait figure de bon élève, du point de vue de l’apprentissage de la démocratie, lorsqu’il rejoignit en 2004 l’Union européenne, ayant fait la preuve qu’il avait développé des institutions stables « garantissant la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme ». Dès son arrivée au pouvoir en 2015, son parti Loi et Justice ayant gagné les élections, Kaczynski entreprit de saper la neutralité des institutions étatiques indépendantes, prenant le contrôle du Tribunal Constitutionnel en modifiant les règles de nomination des juges. Dans la foulée, il s’empara de la radiotélévision nationale, la transformant en instrument de propagande, et s’attaqua aux réseaux et publications privées, muselant la liberté d’expression. Refusant toute critique de la nation polonaise, il entreprit de réécrire l’histoire de la collaboration dans les crimes liés à l’Holocauste (voir aussi dans un billet précédent sa tentative de reprise en mains du Musée de la Seconde Guerre mondiale de Gdańsk). Lorsque des manifestations populaires eurent lieu au cours de l’été 2016, il limita la liberté de réunion etc.
Aussi est clairement posée aujourd’hui la question de la conformité de la Pologne aux principes démocratiques et aux principes de l’État de droit tels que actés lors de son intégration dans l'UE. Un Commissaire le dit tout crûment : « Les mesures que Varsovie prend… sont anti-démocratiques et contraires aux principes de l’État de droit tels que signés par la Pologne au moment de son accession à l’UE. Il est clair que si un accord devait être négocié aujourd’hui, il échouerait ».
Tous ces signaux d’avertissement s’allument également en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Turquie et en une grande partie de l’Amérique. Les populistes ne jouent pas le jeu de la démocratie libérale, sapant, une fois arrivés au pouvoir, les règles garantissant le fonctionnement de la démocratie.
2) Les populistes ne reconnaissent pas non plus ce qui fait l’essence de la démocratie, à savoir un pouvoir qui émane du peuple — mais quel peuple ?
On le sait, le refrain des populistes, c’est de prétendre être à eux tout seuls le peuple. « Nous sommes le peuple », voilà ce qu’ils clament : de Trump (« Je suis votre voix ») à Marine Le Pen (« Au nom du peuple ») en passant par Erdogan (« Nous sommes le peuple ») et les autres... tous ont cette même prétention. Mais il y a, dans leur esprit, peuple et peuple. Lorsque les populistes invoquent le peuple, ils postulent un groupe-un, uni autour d’une ethnicité, d’un territoire, d’une religion, d’une classe sociale ou d’une conviction partagée — par opposition à un groupe-autre, ceux qui ne font pas partie du « vrai » peuple.
La démocratie est ainsi dévoyée. Car le peuple, ce ne peut être une partie du peuple, c’est l’ensemble du peuple, c’est-à-dire tous les citoyens. D’autant que, dans l’esprit des populistes, non seulement le groupe-un est seul légitime, mais il possède seul la vérité : le groupe-autre ne pense pas correctement, il ne saurait donc avoir voix au chapitre. Ainsi, une fois que les dirigeants populistes en ont fini avec les obstacles que constituent les institutions indépendantes ou les médias critiques, il leur devient facile d’ignorer la partie du peuple qui ne pense pas conformément à la doxa officielle ou dont les préférences entrent en conflit avec les leurs. Pire, souvent même ils désignent ceux du groupe-autre comme des ennemis — opposant peuple à peuple.
Le populisme ainsi dévoie la démocratie, malgré l'air d’incarner la voix du peuple.
Les ressorts du discours populiste
Cependant, c’est un fait, bien des gens se retrouvent dans cette voix. Qu’est-ce qui fait donc le succès du populisme ? Sur quels ressorts joue-t-il ?
1) La première chose qui apparaît, et exerce un fort degré d’attraction, est la simplicité des assertions assenées. La réalité est complexe, mais tout le monde aspire à des solutions simples. La simplicité rhétorique est un secret de fabrication du discours populiste. De Recep Erdogan, en Turquie, à Viktor Orban, en Hongrie ; de Jarolaw Kaczynski, en Pologne, à Luigi Di Maio ou Matteo Salvini, en Italie etc. tous les discours populistes se ressemblent, malgré les différences idéologiques qui les séparent, parce qu’ils promettent tous des solutions simples — des solutions (apparemment) faciles, qui sont au coeur de la séduction populaire. Ainsi des murs, qui protègeraient de l’immigration. Ainsi du Brexit, mais ça se révèle plus compliqué que prévu. Ou encore : sortir de l’euro etc.
Le discours aussi est carré, sans souci des nuances. Trump, comme on le sait, gouverne à coups de tweets, forcément simplificateurs, quand ils ne sont pas outranciers. Le langage également suit. Pour la première fois dans un communiqué officiel de la Maison Blanche, on a pu lire, il y a quelques jours, le mot « enfoiré » (motherfucker). Caricature encore des enjeux : un des soutiens de Trump pendant sa campagne n'a pas hésité à évoquer un des avions détournés par les terroristes d’al-Qaida le 11 septembre 2001, lançant : prenez le cockpit d’assaut ou vous mourrez. (Sauf que rien ne garantit que celui qui atteint le cockpit sache comment piloter ou faire atterrir un avion.)
2) L’image du monde aussi est simplifiée : il y a la nation — et les autres. Champion en la matière, Trump — encore lui — a bâti son succès sur un slogan simple « America first » (qui était celui des sympathisants nazis américains à la fin des années1930). Il tient également, sans l’ombre d’un problème, des propos du genre : « La seule chose importante est l’unification du peuple, parce que les autres peuples ne comptent pas ».
3) Le rejet des « autres » que sont les immigrés ou les musulmans est au coeur du discours populiste — quand bien même il y a peu d’immigration ou de présence musulmane dans le pays, comme en Pologne. Mais plus que la réalité, ce qui compte c’est l’imaginaire, la crainte de ce qui peut, ou pourrait advenir. Les caricatures vont bon train. Kaczynski, par exemple, répète que les immigrés risquent d’importer des « parasites et des maladies » dans le pays — et a déclaré que les réfugiés musulmans constituaient une « menace pour la sécurité de la Pologne ». Cependant, réalité ou crainte de ce qui pourrait advenir, ce qui joue comme ressort c’est le risque de perte d’identité. Où l’on retrouve le clivage sciemment entretenu entre peuple-vrai, uni autour d’une ethnicité, d’un territoire ou d’une religion — et les autres. Il est aisé de faire jouer le repli identitaire comme un réflexe salutaire face aux menaces extérieures.
4) Enfin last but not least le discours populiste surfe sur la défiance vis-à-vis du système établi, qui n’a pas su ou pu résoudre les difficultés économiques : des politiques en place impuissants, voire — et cela est de moins en moins supporté — corrompus. Dernier exemple en date, le Brésil : si le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro passe le 28 octobre, ce sera en grande partie à cause de la crise économique que traverse le Brésil, mais aussi, peut-être surtout, parce qu’il aura su capter le vote « saco cheio » (ras-le-bol) vis-à-vis de la corruption qui a miné le PT, au pouvoir de 2003 à mi-2016.
Vigilance
La montée du populisme partout dans le monde — comme se lève une vague de fond — ce n’est pas rien. Car une fois la déferlante arrivée, on ne peut plus grand chose. Hitler est arrivé au pouvoir démocratiquement. Il y a bien un moment où les gens n’ont pas vu — ont-ils réalisé seulement ce qu’était le nazisme ? En tout cas, une fois au pouvoir, il n’y a plus eu de limites à la folie de Hitler.
Que se passera-t-il demain si Bolsonaro est élu président du Brésil ? Ouvertement raciste, homophobe, affichant son dédain pour la démocratie, il ne fait pas mystère de sa nostalgie pour la dictature militaire qui a dominé le pays de 1964 à 1985, déclarant même : « L’erreur de la dictature fut de torturer et non de tuer » (entretien à la radio Jovem Pan, en 2016). Quant aux minorités : « Les minorités doivent se taire et se prosterner devant la majorité. » Et donc Bolsonaro est en passe d’être élu.
En Europe ou limitrophe, nous avons des Orban, des Kaczynski, des Erdogan… qui ont la dictature en point de mire. Une fois la dictature installée, ce sont toutes les valeurs auxquelles nous tenons, sur lesquelles est bâtie la démocratie, qui sont menacées.
La résistance commence par la prise de conscience, collective et individuelle, du danger. L’histoire le montre, le pire serait de ne rien vouloir voir. La question que cela pose, c’est celle de la vigilance.
Cette même vigilance qui maintenait en alerte René Char au coeur du maquis, écrivant ses Feuillets d’Hypnos : des « notes » prises sur le vif en 1943-1944, griffonnées sur les feuilles d'un simple carnet, alors que René Char était le Capitaine Alexandre dans la Résistance. La référence à Hypnos (le Sommeil), frère jumeau de Thanatos (la Mort), et dont la mère est Nyx (la Nuit), montre clairement les ténèbres dans lesquelles Char et ses compagnons étaient alors plongés. Ces Feuillets, comme René Char l'écrit lui-même au seuil du recueil, "marquent la résistance d'un humanisme conscient de ses devoirs".
"La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j'ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n'ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l'emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d'ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l'homme assis. Sa maigreur d'ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L'écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l'inespéré mieux que n'importe quelle aurore.