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La poétique de Céline dans Voyage au bout de la nuit

 

 

 

Dans la foulée du précédent billet Céline Voyage au bout de la nuit, je me livre ici, pour le plaisir, à un petit exercice purement littéraire. Je voudrais essayer de discerner ce qui me séduit dans l’écriture de Voyage  — tenter de comprendre les ressorts de la création verbale, ce qu’on peut appeler la « poétique » (du grec poïesis« créer ») de Céline dans ce roman. 
 
J’ai écrit dans le dernier billet qu’il y avait à mon sens du Rabelais dans le Céline de Voyage. J’ai lu, depuis, quelques-unes des critiques parues en 1932 lors de la sortie du livre, parmi lesquelles celle-ci, signée de Léon Daudet :
 
« Voici, écrit le critique, un roman étonnant, appartenant beaucoup plus, par sa facture, sa liberté, sa hardiesse truculente, au XVIᵉ siècle qu’au XXᵉ, que d’aucuns trouveront révoltant, insoutenable, atroce, qui en enthousiasmera d’autres et qui, sous le débraillé apparent du style, cache une connaissance approfondie de la langue française, dans sa branche mâle et débridée. À vrai dire, il y avait fort longtemps qu’on n’avait entendu retentir pareils accents […] Le titre du livre, Voyage au bout de la nuit, vous indique de quoi il retourne : la nuit, c’est le bas-fond de l’être humain, ce marais des instincts troubles, où barbotent, autour de la peur, viscosité centrale, les grenouilles, têtards et serpents d'eau de la basse concupiscence, de l'envie, de la cupidité, du vol et, finalement, du meurtre. Il y a, chez Rabelais, un personnage de cette sorte de voyage, ou de traversée : c’est Panurge, le couard, le vantard, le crapuleux, le truffeur qui va de l’un à l’autre, crève de peur pendant la tempête, devient insolent à l’éclaircie, que tous bousculent, mais qui fait rire tout le monde par ses saillies ordurières et son cynisme. Le Bardamu du Voyage au bout de la nuit est incontestablement un fils de Panurge, soit dans la guerre où, froussard chronique, godailleur, blasphémateur et foireux, il arbore un vocabulaire héroïque et prend des attitudes magnanimes, soit dans la paix et le gain difficile du pain quotidien, de la « croûte » et de la barbaque. »
 
Je suis moins convaincu que Daudet de la filiation Panurge-Bardamu — l’univers de Voyage est très sombre, comparé à celui, jubilatoire, de Pantagruel ou de Gargantua. Cependant il y a, oui, dans l’écriture de Céline quelque chose qui rappelle Rabelais, et d’abord la verve et la truculence du langage. 
 
La langue de Voyage au bout de la nuit  utilise quantité de mots populaires souvent fleuris, voire pour quelques-uns argotiques (très peu cependant comparé au deuxième roman de Céline Mort à crédit  truffé d’expressions d’argot). Ces mots ne sont pas là pour leur propre compte mais donnent une certaine tonalité au récit.
 
On trouve, par exemple, relevés à la lecture, des mots repris dans leur sens ancien, vieilli, comme :
biffin : chiffonnier. « Les chiffonniers de la zone brûlent depuis des saisons les mêmes petits tas humides […] ces biffins pleins de litrons et de fatigue. » 
jaboter : bavarder à plusieurs. « Allez donc voir mon fils plutôt au lieu de rester ici à jaboter dans de la cigüe ! » 
juter : faire un jus. « Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue. » 
mouscaille : fig. situation difficile. « C’était des nouvelles espérances d’en sortir de la mouscaille et de la nuit qui la rendait lyrique la vache à sa sale manière. » 
odorer : sentir. « Comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c’est l’été. »
quincaille : ustensiles, instruments de fer. « Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. » etc.
 
D'autres mots (peu au total) sont empruntés à l'argot, comme :
bobinard : bordel. « Pour les parties honteuses de l’âme [ils auraient] emmené sans doute aussi l’épouse un soir au bobinard. » 
bousin (argot de marin) : grand bruit, tumulte. « Y a pas cent nègres dedans, mais il font du bousin comme dix mille, ces tantes. » 
cogne : agent de police. « Pour entrer, il fallait faire vite afin que le cogne qui montait la garde près de la porte puisse ne rien avoir aperçu. » 
oeuf : imbécile. « Léon, qu’on lui a dit le matin où il débutait, fais pas l’oeuf dans ta nouvelle place. » 
mominette : petit verre d’alcool fort. « De bistrots en bastions, de mominettes en cafés crème, nous partîmes donc. » 
piston (argot militaire) : capitaine. « […] j’ai rencontré notre capitaine… Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston !… » etc.
 
Certaines expressions sont employées de façon insolite (on devine leur sens grâce au contexte), comme :
branlochant : branlant de la tête. « […] alors ils restent là, les bras ballants, devant l’événement, les instincts repliés comme un parapluie, branlochants d’incohérences, réduits à eux-mêmes, c’est-à-dire à rien. » 
en pantaine : qui a perdu ses voiles et ses vergues. « Elle m’avait aperçu en pantaine sur le trottoir d’en face. » etc.
 
Quelques mots enfin sont purement inventés, comme :
embérésiné : englouti dans la Bérésina. « Que crèvent les quatre cent mille hallucinés embérésinés jusqu’au plumet ! qu’il se disait le grand vaincu [Napoléon]. »  
rouspignolles : testicules. « On est en bas dans les cales à souffler de la gueule, puants, suintants des rouspignolles, et puis voilà ! » etc.
 
Tout cela rappelle oh ! combien la créativité foisonnante de Rabelais ! Mais Rabelais, c’est aussi l’invention d’une langue artificielle, et de ce point de vue Céline n’est pas en reste dans le Voyage. Son invention à lui, ce qui en fait son originalité, c’est de transposer à l’écrit la langue parlée : non seulement dans les dialogues — cette langue parlée, c'est aussi celle du narrateur dans son récit écrit.
 
Céline s’est livré là à un véritable travail d’orfèvre, il a ciselé une nouvelle langue à partir des mots du parler populaire, en s’autorisant, qui plus est, de la syntaxe propre de l’oral, de la liberté qu’elle permet avec l’ordre des mots ou les règles grammaticales, utilisant de façon consciente les "fautes" de français, pour transposer la langue parlée dans le récit. Juste un extrait pour juger :
 
« Mes études une fois reprises, les examens je les ai franchis, à hue à dia, tout en gagnant ma croûte. Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté, c’est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. Quand j’ai eu tout de même terminé mes cinq ou six années de tribulations académiques, je l’avais mon titre, bien ronflant. Lors j’ai été m’accrocher en banlieue, mon genre, à La Garenne-Rancy, là, dès qu’on sort de Paris, tout de suite après la porte de Brancion. » [...]
[Dans le tramway qui mène à Paris] 
« Comprimés comme des ordures qu’on est dans la caisse en fer, on traverse tout Rancy, et on odore ferme en même temps, surtout quand c’est l’été. Aux fortifications on se menace, on gueule un dernier coup et puis on se perd de vue, le métro avale tous et tout, les complets détrempés, les robes découragées, bas de soie, les métrites et les pieds sales comme des chaussettes, cols inusables et raides comme des termes, avortements en cours, glorieux de la guerre, tout ça dégouline par l’escalier au coaltar et phéniqué et jusqu’au bout noir, avec le billet de retour qui coûte autant à lui seul que deux petits pains. » 
 
L’univers de Voyage au bout de la nuit  jubilatoire ? Certainement pas. Il est rude, la dénonciation de la société qui opprime les petits sans concession, la présence de la souffrance et de la mort (la nuit) partout prégnante ; cet univers est en outre fermé, clos sur lui-même, à la différence de celui de Rabelais, ouvert sur des utopies (abbaye de Thélème etc.) — cependant, et c'est le paradoxe et la force de la littérature, le mode du récit est jubilatoire : la truculence a sa place dans l'expression, qui intervient pour surmonter l'angoisse ou le désespoir...
 
 
J'ai eu envie d'illustrer ce billet avec cette peinture de ma petite-fille Jordane (5 ans 1/2)
inspirée de  L'Église d'Auvers-sur-Oise de Van Gogh
 
 
 IMG_1474.JPG
  
 
 
 


11/04/2019
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