Le paradoxe du poisson rouge
Par tous les bouts, est-ce qu’on se croirait dans une ambiance de Noël ? Les grèves, la quasi impossibilité de prendre des transports en commun, les bousculades dans les rues, l’énervement des gens, le temps bien trop doux pour la saison… c’est comme si on perdait nos repères, comme si on était délogé de notre territoire familier.
Et si c’était une chance, d’être, de fait, ainsi délogés ? Car on vit le plus souvent, c’est-à-dire ordinairement, comme un poisson rouge dans son bocal. Le bocal, c’est une bonne image d’un monde clos, stable, relativement protégé des aléas de l’extérieur, et malgré tout on arrive à se nourrir là-dedans, à survivre (quitte à perdre des couleurs au fil du temps), en espérant qu'un chat ne passe par là…
Mais il est d’autres poissons rouges que ceux qui tournent en rond dans leur bocal. Je pense à ce poisson rouge vénéré par les Chinois depuis la nuit des temps, la carpe koÏ. Cette carpe koï, grande et majestueuse, agrémente les bassins et les rivières des jardins publics. Elle évolue dans les eaux à la limite de l’ombre et de la lumière, ne se rendant visible que lorsqu’elle affleure à la surface, traçant son chemin au fur et à mesure, toujours aux aguets, avec ses grands yeux et sa grande bouche, pour observer et mieux absorber.
Ce qu’elle fait en somme, cette carpe koÏ, c’est de ré-inventer en permanence son territoire. Ce territoire, ce n’est pas un espace clos, contraint ; ce n’est même pas seulement un espace, c’est un lieu d’attentions toujours renouvelées.
Et je me dis de mon côté : n’avons-nous pas l’opportunité, étant délogé par les circonstances de ce qui constitue notre univers familier, de le regarder autrement cet univers — qu’est-ce que je décide de rendre remarquable dans ce que j’observe ? Faire émerger d’autres types d’attention, qui conduiront à honorer l’émergence d’autres manières d’habiter notre territoire.
Et si cela devenait un pli, une attitude voulue de cultiver d’autres types d’attention ? Plutôt que vivre à l’image du poisson rouge dans son bocal, ré-inventer le territoire.
Un exemple tout simple, que je partage. Je lisais récemment dans une interview combien le philosophe Bruno Latour (pas un inconnu pour nous : voir billet Comment y va ton monde (1) Damasio et Latour), se promenant dans le dédale de rues entre la place Saint-Michel et le boulevard Saint-Germain, se disait choqué par le spectacle des gens qui fument aux terrasses, chauffées par des radiateurs électriques et des appareils à gaz. Cette aberration écologique l’indigne, chacun sachant combien la ville est polluée, la planète en danger. Pourtant, beaucoup font comme s’ils ne le savaient pas. Un détail, direz-vous ? Le dérèglement climatique ne trouve certes pas ses causes à la terrasse des cafés parisiens. Mais pour le philosophe, il n'y a pas de détail qui ne compte, c'est dans l'infime que réside l'essentiel. À condition de savoir observer. Et c'est bien en rendant perceptible ce type d'attention qu'on rendra possible de ré-inventer un autre territoire.
Noter
Le titre de ce billet reprend celui d’un petit livre (petit par le format, coll. J’ai Lu), Le paradoxe du poisson rouge, de Hesna Cailliau, qui met en regard de façon très intéressante, d'un côté notre façon de penser occidentale, cartésienne, de l'autre celle inspirée des trois sagesses chinoises, dont la carpe koï est un symbole. Une très belle invitation à nous ouvrir l'imagination à d'autres façons de penser et nous rendre remarquable d'autres manières d'habiter le territoire.
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