Les exclus : l'enjeu décisif du quinquennat
De mon épouse Chantal ce billet d'actualité
Nous venons de vivre une campagne présidentielle surprenante, riche en événements et rebondissements inattendus, dans un climat électrique et anxiogène, avec une violence qui a culminé lors du débat entre les deux candidats finalistes.
Après les primaires de la Droite, le Pénélopegate a marqué le coup d'envoi de cette période, contribuant à lui donner, d'entrée de jeu, une tonalité quelque peu mélodramatique. C'est dans ce contexte émotionnel agité que nous avons assisté à des bouleversements politiques majeurs : la décomposition des deux grands partis qui gouvernaient la France depuis 30 ans, la montée en puissance rapide et spectaculaire du mouvement En Marche, l'avancée du Front National et la cristallisation de l'extrême gauche autour de la France insoumise.
Mettant à profit cet alignement des planètes qui lui était favorable, Emmanuel Macron a su habilement et audacieusement tracer son chemin et arriver, en final, à la tête de l'État, envers et contre tous ceux - hommes politiques en particulier - qui prédisaient un échec assuré de sa candidature jugée irréaliste.
Le paysage politique a changé de configuration avec l'élection d'EM. Au départ, celui-ci a stigmatisé la sclérose dans laquelle s'enfonce notre pays, l'obsolescence de nos institutions et, en particulier, de notre vie politique ; de même que notre façon de penser notre rapport au monde qui est en train de changer en profondeur à un rythme accéléré. Il a cassé le cadre de référence de la vie politique française, faisant exploser le bipartisme mis en place depuis un demi siècle, tout en affichant son ambition et son projet de moderniser la France et de transformer ses institutions, et en prônant l'ouverture à l'Europe et au monde. Tout au long de la campagne présidentielle, la personne d'EM a cristallisé cette promesse de changement, et son dynamisme, sa jeunesse, son énergie, sa capacité à penser de manière nouvelle par rapport à nos politiques traditionnels sont parvenus à s'imposer en final.
Néanmoins, en parallèle à cette problématique, nous n'avons pas pu ne pas rester indifférents à une autre voix, qui s'est exprimée avec force à travers la personne de Marine Le Pen. Cette dernière, tout en l'instrumentalisant, se prétend être le porte-parole de la voix des exclus, et propose, en réponse, une marche arrière : repli sur le pays, sur la France d'hier, refus de l'Europe et de la mondialisation.
Par le poids grandissant année après année de l'électorat lepeniste, cette campagne électorale a contribué à mettre sur le devant de la scène l'existence et le problème des exclus, l'urgence de les considérer et de les prendre en considération. Ainsi, à l'occasion des dernières élections, la France a pu peser la menace que représente le Front National.
Nous avons échappé au pire, mais il serait dangereux de fermer nos oreilles à la voix des exclus. La colère et la violence grondent et ne cessent d'enfler dans notre pays chez les laissés-pour-compte du système et de la mondialisation. Colère relayée également par la France insoumise.
Les exclus ?
Ce mot m'a renvoyée à un article que j'avais écrit en 1996 pour la revue Futuribles [ "Réel-virtuel : la confusion du sens" ] J'y évoquais la révolution mentale qui se préparait au niveau individuel et collectif, avec l'avénement de l'ère du virtuel, lié à l'apparition et au développement spectaculaire de l'Internet et des réseaux. Cette dématérialisation des moyens de communication qui bouleverse notre rapport au temps et à l'espace a largement ouvert la voie à un mouvement de globalisation et de mondialisation et a complètement modifié notre rapport au travail, nos rapports sociaux, etc…
Une nouvelle carte du monde s'est structurée en fonction de cette donnée, laissant apparaître une nouvelle fracture sociale : d'un côté les "inclus" du système : ceux capables de créer, de manipuler, d'utiliser des symboles toujours plus complexes. De l'autre, ceux qui en sont exclus du fait que la société du travail fabrique toujours plus d'exclusion, d'une part parce que les emplois y sont plus sélectifs et que la puissance des ordinateurs menace l'existence de catégories toujours plus grandes d'employés et d'autre part, à cause de la délocalisation de nombre d'activités professionnelles. Un clivage social de plus en plus marqué entre ceux qui bénéficient du système et ceux qui en sont exclus, entre les riches et les pauvres aussi, phénomène qui découpe la France et que l'on retrouve au niveau mondial. Ligne de fracture sociale, économique, intellectuelle, culturelle.
Je soulignais à l'époque que les rapports sociaux s'en trouvaient ainsi radicalement bouleversés. Dans l'ère industrielle, les relations entre les patrons et les ouvriers, généralement regroupés dans une unité de lieu, étaient médiatisés par des tiers, les syndicats. Il y avait échanges, confrontations, combats, négociations, etc… A l'ère du numérique, cette médiation sociale n'existe plus. Les ouvriers n'ont plus de patron en face d'eux, ils ont affaire à des fonds anonymes. Une relation duelle, duale s'est installée et le fossé ne cesse de s'accentuer entre les inclus et les exclus.
Les exclus de la mondialisation sont relégués dans les cités, les banlieues, certaines campagnes et le clivage est total. Deux mondes qui s'ignorent et ne se côtoient plus.
La caractéristique d'un monde social duel, c'est la violence dans la mesure où il n'y a pas de médiation par la parole, par le symbolique, dans la mesure où l'agressivité n'est plus médiatisée par des tiers. J'avais noté déjà, en 1996, la montée de la violence dans les rapports sociaux, violence qui ne cesse de gonfler et qui devient menaçante pour notre démocratie.
Et c'est cette nouvelle structure sociale qu'il s'agit de prendre en compte sérieusement si nous ne voulons sombrer dans la dictature ou le fascisme quand la coupe de la colère débordera.
Mais ce phénomène d'exclusion ne se cantonne pas à la structure de la société. Dans ce mouvement de virtualisation, l'individu est lui même clivé du fait qu'il vit de plus en plus dans un monde virtuel où ses repères sont brouillés. En particulier, le temps et l'espace sont abolis. Notre temps psychologique et notre espace géographique ne vivent pas au même rythme que celui de nos ordinateurs. Il y a donc un risque pour l'individu à se couper du réel, de ses racines, de la terre, de l'ancrage dans le réel, de se couper aussi d'une solidarité réelle. Le problème de l'écologie entre en résonance avec ce phénomène, celui de la coupure de l'homme avec ses racines-terre et monde et de l'indifférence à son entourage proche, à autrui… Cette donnée est une nécessité à prendre en compte. Une virtualisation qui ne tient pas compte de notre enracinement dans la terre, dans notre relation de solidarité aux autres est mortifère pour l'individu. C'est l'image d'un homme tronqué.
Ce qui se passe au niveau social fait donc écho à ce qui se passe au niveau de l'individu. Et les exclus sont le symbole de cette coupure qui traverse aussi l'individu. Exclure les exclus revient à s'amputer soi-même de cette partie de soi. Il ne s'agit donc pas essentiellement d'un devoir moral que la société aurait envers les exclus, mais d'une nécessité liée à une conception de l'homme.
Il faut que notre vieux monde meurt pour s'adapter à celui qui advient et Emmanuel Macron s'est fait le porte-parole de cette nécessité et de ce pari, mais si cette modernisation s'exerce uniquement par et pour le bénéfice des inclus du système, de ceux qui en profitent, pour des profits financiers toujours plus grands, la bataille sera pour autant perdue car la colère des exclus balaiera tout, tant leurs soucis sont aujourd'hui cruciaux. Nous avons pris conscience de leur colère, de leur désespoir, liés à leurs problèmes économiques, mais aussi au fait qu'ils n'existent pas dans notre société, qu'ils n'y ont pas de place. On ne les entend pas parce qu'on fait comme s'ils n'existaient pas ; on les entend seulement quand ils se manifestent dans des actions de violence. Il s'agit de considérer cette nouvelle structure duale, profondément différente de la structure sociale de l'ère industrielle.
L'élection de notre nouveau président est significative d'un changement de paysage politique en France et porteuse d'une grande volonté de transformation et de modernisation et nous pouvons espérer cette réussite, même si celle-ci ne se fera pas sans résistances. Mais ne nous y trompons pas ; si les réformes menées —même audacieuses — se contentent de moderniser notre système politique et nos institutions pour laisser le champ libre à un libéralisme plus adapté aux règles et aux exigences du monde du capital mondial moderne, ce sera un échec. Le pari n'est pas gagné. Il sera gagné si les exclus reprennent pied et sont intégrés dans la boucle de la vie économique, sociale, culturelle du pays. S'ils trouvent place et existence dans notre pays. Si l'écologie et la solidarité trouvent leur place centrale d'ancrage dans notre vie politique, si l'homme retrouve sa place. C'est le défi majeur des années de ce quinquennat.
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