Les frères Bogdanov, leur représentation du monde
Les frères Bogdanov - les jumeaux Igor et Grichka - ont acquis une certaine réputation par leurs prestations télévisées et aussi par leurs publications scientifiques, lesquelles ont créé des remous dans la communauté des physiciens théoriciens.
Que se passe-t-il sur le front de la physique théorique ? La question critique porte sur l'unification entre la physique à grande échelle [la relativité] et la physique à petite échelle [la mécanique quantique]. La relativité générale décrit la physique aux grandes échelles [celle des étoiles et des galaxies] ; la mécanique quantique décrit la physique aux petites échelles [celle des particules élémentaires] ; les physiciens sont lancés aujourd'hui à la recherche d'un nouveau cadre théorique, appelé gravité quantique, dont les deux théories susmentionnées pourraient être déduites comme des approximations.
Ces recherches, c'est ce qui est fascinant, rejoignent, dans leur objet, celles des anciens, les premiers philosophes grecs, appelés physiciens [du terme phusis, "nature"], qui se demandaient de quelle substance mère est composé l'Univers : pour Thalès [l'homme du théorème], c'était l'eau, omniprésente là où il y a vie ; pour Anaximène, c'était l'air ; pour Héraclite, le feu ; pour Anaximandre ce serait une espèce de matière primordiale, qu'il appelle du mot grec apeiron [le pas-encore-déterminé] ; pour Démocrite, ce sont des particules élémentaires indivisibles, insécables... les atomes [du grec atomos, "qu'on ne peut couper"]...
La principale approche théorique actuelle trouve son origine dans une formule mathématique qui permet de calculer les probabilités de collisions de deux particules liées aux forces entre les protons et les neutrons. Des physiciens ont découvert que cette formule pouvait être établie à condition de supposer que les particules qui entraient en collision ne ressemblaient pas à des points [comme le pensent ceux qui partagent des approches fondées sur l'idée des "atomes de l'espace"] mais plutôt à des filaments élastiques capables de vibrer et de se tordre : ces filaments ont alors été appelés "cordes", et cette approche théorique de la gravitation quantique "théorie des cordes".
Mais revenons aux frères Bogdanov. Igor et Grichka ne sont pas seulement des présentateurs télé. Ils ont publié des travaux scientifiques, en particulier cinq articles de physique théorique sur l'origine de l'Univers, dans des revues scientifiques prestigieuses comme les Annals of Physics - articles qui ne sont pas passés inaperçus, qui ont même provoqué des débats passionnés entre physiciens du monde entier. Débats passionnés, car ce dont il est question, c'est ni plus ni moins que d'approcher le mystère de l'origine de l'Univers.
Nombre de leurs concepts, idées fondatrices et méthodes proviennent précisément de la théorie des cordes. Plusieurs théoriciens reconnus, dont Gabriel Vénéziano, l'un des "pères historiques" de la théorie des cordes, ont fait partie des examinateurs de leurs thèses soutenues à l'École polytechnique, Grichka en 1999, Igor en 2002. Certains des grands noms de la physique théorique considèrent les apports des frères Bogdanov pour le moins "excitants". L'un des plus réputés, le Pr Jadczyk, a écrit : "Pour la première fois, on a peut-être trouvé un chemin possible vers le mystérieux 'instant zéro' de l'espace-temps, la fameuse 'singularité initiale' prédite par la théorie du big bang".
Ce qui m'intéresse ici, la question méta [du grec meta, "à la suite"] que j'aurais aimé poser aux frères Bogdanov, c'est celle-ci : vous avez exploré des pistes nouvelles sur les chemins conduisant à la connaissance des origines de l'Univers : quelle image, quelle représentation du monde ramenez-vous de votre exploration ?
J'en étais là de mes réflexions lorsque le dernier numéro de la revue de l'INREES inexploré me tombe sous les yeux. Et dans ce numéro de juillet-août-septembre 2013, je trouve justement une interview des frères Bogdanov, dans laquelle ils répondent précisément à la question de la vision du monde qui résulte de leur recherche :
Igor : "Nous pensons que le monde physique est naturellement prolongé par le monde métaphysique, que l'un et l'autre sont parties prenantes d'une seule et même réalité. C'est l'aboutissement de notre travail de recherche : nous pensons que l'univers visible, l'univers sensible dans lequel nous vivons, celui qui est accessible à nos sens - une table que l'on peut toucher, une chaise sur laquelle on peut s'asseoir, une voiture que l'on peut conduire - peut se résoudre en quelque chose de beaucoup plus fondamental qui est "l'information". L'information constitue la réalité profonde, une réalité d'essence mathématique. Elle se situe dans un monde qui n'est pas directement accessible à nos sens mais qui existe avec toute sa force, toute sa puissance. De ce point de vue, on s'approche des convictions de Platon, qui faisait la distinction entre le monde sensible - le monde dans lequel on vit - et le monde des idées. Le monde des idées chez Platon, c'est ce que nous identifions, nous, à l'univers des lois physiques, qui elles-mêmes sont structurées par des informations de type mathématique."
La réalité serait donc d'essence mathématique. "Quand on dit mathématique, précise Grichka, il faut bien se rendre compte que c'est quelque chose d'éminemment mystérieux, dont la source n'appartient pas aux mathématiciens. Le mathématicien n'invente jamais rien, il découvre". Exemple : le nombre pi, qui du point de vue des mathématiques est un nombre irrationnel, infini, n'est jamais épuisé. "L'univers repose sur des nombres mathématiques, le nombre pi fait partie de ces nombres. D'où viennent ces nombres ? On connaît leurs propriétés mais on ne sait pas d'où ils viennent. Et si on prend tous ces chiffres après la virgule, on peut se poser la question : 'Est-ce que ces chiffres sont disposés au hasard ou pas ?', bien sûr que non. D'abord pour une raison très simple : un cercle est un cercle et si on déforme le nombre pi on déforme le cercle, le cercle n'existe plus, ni l'univers non plus. Si le nombre pi n'est pas là par hasard, il y a de bonnes chances pour que nous ne soyons pas là par hasard non plus".
Grichka ajoute : "Devant ce nombre, pi, ou l'essence mathématique, si on remonte à l'origine de tout cela, c'est-à-dire à l'origine du big bang, le hasard est totalement exclu".
Je trouve intéressantes les réflexions des frères Bogdanov, en particulier cette idée que "l'information" constituerait la réalité profonde, les briques élémentaires en quelque sorte du monde. Cependant j'avoue avoir quelque difficulté à comprendre la logique qui amène au dernier point, suivant laquelle "le hasard est totalement exclu". Je ne vois pas en quoi l'observation scientifique conduit à la nécessité d'inférer l'hypothèse d'un dessein intelligent [car in fine c'est bien de cela qu'il s'agit] pour rendre compte de l'ordonnancement du monde.
Si on regarde le monde comme un système, faut-il que ce système soit nécessairement "finalisé" pour se construire ? Si tel était le cas, la construction serait pour le moins erratique... Que penser de tous les loupés, des branches mortes, des erreurs de direction, des malversations qui ont accompagné l'évolution... si le système avait une finalité pré-existante ? La complexité croissante de l'Univers - qui donne un certain sens - ne trouve-t-elle pas tout aussi bien à s'expliquer dans le cadre d'un système non finalisé ?
PS : Sur ces questions controversées, mon ami Jean-Pierre Bombled, qui a travaillé 25 ans à la conception et à l'exploitation des lanceurs Ariane, au niveau système, à Aérospatiale, a écrit un ouvrage pédagogique passionnant, en explicitant et utilisant le cadre conceptuel de la pensée complexe : "Quand la Modernité raconte le Salut et explore le Problème du Mal", aux Éditions L'Harmattan.
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 104 autres membres