Mai 68 souvenirs personnels
1968, l’année de mes 30 ans, j'étais à Strasbourg. J’avais engagé des travaux de thèse explorant le thème de l’herméneutique. Je travaillais sur des auteurs comme Heiddeger, Gadamer, ou Bultmann. J’avais appris l’allemand au Goethe-Institut de Munich pour pouvoir lire ces auteurs dans le texte original. Au milieu de cette ambiance studieuse, quasi monacale, est arrivé le mois de mai.
Des turbulences avaient précédé. La tension montait chez les étudiants. Daniel Cohn-Bendit, dit « Dany le Rouge », avait lancé le Mouvement du 22 mars à Nanterre, occupant la faculté et manifestant contre la guerre du Viêt Nam. Le mois d’avril avait été marqué par une agitation incessante à l’université de Nanterre, laquelle fut fermée le 2 mai. Le 3 mai, une intervention de police à la Sorbonne (malgré la franchise dont bénéficient en France les universités) met le feu aux poudres : premiers lancers de pavés et premières barricades dans le Quartier latin. Le 10 mai, étudiants et policiers s’affrontent dans la rue. Le 13 mai, une grève générale contre la répression policière est lancée dans toute la France. Le lendemain, le mouvement d’occupation des usines débute. La contestation devient populaire : la société est atteinte dans ses institutions, qui vacillent.
À Strasbourg, l’université est déclarée « autonome » — ce qui n’est pas rien dans le contexte alsacien : cela signifie tout simplement que l’université se libère de son lien, ici institutionnel, avec l’État. Braver l’autorité, c’était montrer que la politique n’appartient pas aux appareils. Les professeurs et maîtres — on disait les « mandarins » — représentant l’autorité, sont contestés. L’université est occupée, mais sans violences localement. Cependant les esprits s’échauffent. Après la grève générale, l’agitation grandit dans tous les milieux. On discute de tout, avec passion. Les étudiants, à Strasbourg, trouvaient à débattre autour des thèmes qu’avait lancé peu auparavant un pamphlet écrit « par des membres de l'Internationale situationniste et des étudiants de Strasbourg » intitulé De la misère en milieu étudiant. Le titre complet est explicite quant aux thèmes abordés : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier. Bien des thèses développées dans cet écrit annonçaient les idées dont on se mit à débattre en mai, plus seulement dans des cénacles restreints, mais un peu partout.
De mai 68, l’histoire a retenu le mouvement de liberté. De fait, ce fut une période de libération dans le domaine des moeurs à l'encontre de ce qui était qualifié de « préjugés bourgeois » — non sans quelque côté ostentatoire : on n’avait pas peur de s’afficher, voire provoquer, mais le véritable mouvement de libération sexuelle, dans la réalité, ne date pas de mai 68 mais des années qui ont suivi [le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), par exemple, est né en 1970]. Cependant, d’une manière plus générale, ce fut une période où, d’un coup, s’ouvrit un espace, physique et mental, où tout devenait possible — on le ressentait du moins comme cela.
Quelques slogans emblématiques me sont restés en mémoire : bien sûr, le « Il est interdit d’interdire », qui ouvrait pour le coup le champ des possibles — mais aussi « Ici on spontane », « Le rêve est réalité », « Soyez réalistes, demandez l’impossible » ou « L’imagination prend le pouvoir ». Et encore : « Déjà 10 jours de bonheur » ou « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ».
Dans les débats entre étudiants, une question prenait une grande place. La grande affaire, du moins dans les milieux où j’évoluais, était la libération par rapport au travail. Le chômage restait très limité, il n’existait quasiment pas. [Je me souviens d’un livre de prospective publié en 1965 par un groupe de travail du Commissariat au Plan (ça existait alors) intitulé : Réflexions pour 1985 : dans ce rapport de 155 pages (je l’ai encore dans ma bibliothèque) pas un mot sur le chômage]. Le « premier choc pétrolier », qui allait arriver (1973), n’était pas imaginable. Il y avait bien eu les avertissements du Club de Rome sur les limites de la croissance (1958), mais ça n’avait pas vraiment marqué les esprits. La croissance (de l’ordre de 6% l’an durant les Trente Glorieuses) était une donnée de base, comme l’air qu’on respire. Mais le travail — dont les conditions demeuraient très rudes dans les usines où les ouvriers travaillaient à la chaîne — était synonyme d’aliénation. Les idées qui alimentaient les débats estudiantins venaient en droite ligne de Marcuse. Le grand mot était « libération ». Marcuse invitait à se libérer aussi de ce qui passe pour des libertés au sein d’un ordre fondé sur l’exploitation. Cette libération impliquait une rupture avec le passé.
On cherchait à donner un nouveau sens — ou à redonner son sens — au mot « utopie ». L’adjectif « utopique » se devait de perdre sa connotation d’illusoire, se devait de désigner non une conception imaginaire au sens d’irréaliste — mais une construction imaginaire et rigoureuse d’une société : l’imagination qui prend le pouvoir. L’imaginaire, inutile, faux, de simple jeu, de rêve éveillé devenait réalité : « le rêve est réalité ». En fait, on se découvrait avec bonheur, dans l’action, en train de retrouver la proposition des surréalistes : « Le rêve ne peut-il pas aussi s’appliquer à la solution des problèmes fondamentaux de la vie ? » [André Breton, Les manifestes du surréalisme]. Mai 68, vécu sur le moment, a été l’expérience d’un événement qui fracturait le temps. Le rêve, l’utopie, devenaient moteurs de l’histoire.
On se doutait que ce temps de réinvention pure, imaginée sans limites, n’allait pas durer. Le 29 mai, le général de Gaulle avait mystérieusement disparu (on sut après qu’il avait été à Baden-Baden auprès du général Massu). La rumeur attribuait au chef de l’État la volonté d’abandonner ses fonctions. Mais dès le lendemain, le 30 mai, le Général reprenait les choses en main : « Je ne me retirerai pas » déclarait-il à la radio. L’Assemblée était dissoute. Plusieurs centaines de milliers de personnes défilaient sur les Champs-Élysées en soutien à de Gaulle. Les élections étaient organisées le 23 et 30 juin, qui enregistrèrent la très large victoire des gaullistes. C’en était fait de mai. Du moins sur le moment.
Avec un petit groupe d’amis étudiants nous partîmes quelques jours faire une randonnée itinérante — on dirait aujourd’hui un trek — dans les Vosges, pour tenter de digérer tout cela : car on avait pris un coup derrière la tête. Mais tout n’était pas fini, comme on le crut sur le moment : ce n’était pas une fin, mais un commencement.
On avait vécu autre chose, sur d’autres bases, on avait pensé se libérer : c’était un rêve, peut-être, mais ce rêve nous tiendrait éveillé bien des années plus tard, nous inspirant des actions, des ruptures qui se révélèrent fondatrices pour un nouveau parcours de vie.
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