Maître Eckhart ou la voie du Rien (I)
Les animaux dans la nature vivent pour survivre.
Mais l'homme ? Sur le sommet avancé où l’a placé l’évolution, doué de pensée et de conscience, l’homme en quête de sens a non seulement à faire avec le présent qu'il vit, le passé qui l’habite, et l'avenir qu'il pressent — mais bon nombre s’éprouvent comme au seuil d’une béance, d’une ouverture qui déclôt le monde physique et laisse entrevoir une dimension Autre, que certains appellent déité.
Réfléchissant à la difficulté d'imaginer une dimension Autre, inconnaissable en soi, l’idée me vient parfois de me représenter les choses ainsi. Supposons que nous vivions dans un monde à 2 dimensions (x, y), un monde-plan donc, et que nous n’ayons connaissance que d’objets à 2 dimensions. Comment imaginer une 3 ème dimension, un monde-espace à 3 dimensions (x, y, z) ? Cette 3 ème dimension dépasse l’entendement de celui qui ne connaît que 2 dimensions — Ainsi peut-être, et quoi qu’il s’agisse d’un ordre différent, de cette dimension Autre qui dépasse notre entendement, n’est pas intelligible en soi, mais se peut entrevoir par d’autres voies.
Quelles autres voies ? Pas celles des scientifiques, dont l’univers reste clos dans les frontières du physique, ni celles des philosophes qui tentent des ouvertures vers l’esprit, mais demeurent dans l’ordre de l’entendement. Les voies dont je veux parler sont celles entrouvertes par des poètes ou des artistes, en certaines de leurs fulgurances, ou par les mystiques qui, en tout temps, dans toutes les religions ou mouvements spirituels, ont indiqué à leur manière, souvent poétique ou lyrique, de ces ouvertures au-delà de l’entendement, vers la déité.
Parmi ces mystiques, je m’intéresse ici à Maître Eckhart, dont le nom ne vous est sans doute pas inconnu, quoi qu’il fût longtemps ignoré, voire vilipendé. Maître Eckhart m’intrigue particulièrement par la singularité et la radicalité de son expérience de vie, qu’on redécouvre ces derniers temps dans son authenticité, après six siècles de rejet et d’oubli.
Note :
Ce billet de rentrée est composé de deux parties.
La première partie, consacrée à la vie de Maître Eckhart, est de lecture aisée : mes amis lecteurs pourront s’ils le souhaitent s’en tenir là.
La seconde partie s’attache à comprendre le cheminement original de Maître Eckart, ce « chemin sans chemin » qu’il nous indique et constitue une voie singulière vers la déité : cette partie est d’accès plus difficile, mais peut intéresser certains.
Partie 1 : Heurs et malheurs de la vie de Maître Eckhart
On sait fort peu de choses de la vie de Maître Eckhart, seulement quelques faits qui marquent le destin, tragiquement brisé, d’un homme qui, de Maître en théologie de renom et Lebemeister, ou maître de vie, réputé, faisant l’admiration de tous — se trouve d'un coup livré à l'opprobre publique, accusé d’hérésie, jugé et condamné par l’Inquisition.
Johannes Eckhart naquit aux alentours de 1260 en Thuringe, un Land de l’Allemagne, situé dans le centre du pays, au nord de la Bavière, réputé pour son Urwald, sa « forêt dense et profonde » qui, pour l’homme médiéval, est à l’Occident ce que le désert est à l’Orient.
Les historiens admettent généralement qu’il entra très jeune au couvent dominicain d’Erfurt, la capitale du Land. Suivirent les longues années de formation prévues dans le cursus dominicain, dont cinq de philosophie et trois de théologie, que le jeune Eckhart, remarqué par ses supérieurs, poursuivit au Studium generale du couvent dominicain de Cologne, fondé par Albert le Grand [né autour de l'an 1200 en Bavière] pour l’élite de son Ordre.
Eckhart subit durablement au sein de l’École de Cologne, sans qu’il l’eût connu de son vivant, l’influence de Maître Albert, Magister Albertus, philosophe, théologien, naturaliste, chimiste, au savoir encyclopédique, qui enseigna à l’Université de Paris, où il acquit une très grande renommée [le nom de la Place Maubert — déformation de Magister Albertus — en garde le souvenir], et finit ses vieux jours à Cologne, où il mourut en 1280.
Au Studium generale du couvent de Cologne, le frère Johannes Eckhart non seulement découvrira les idées d’inspiration néoplatonicienne d’Albert le Grand [ainsi le traité de Théologie mystique, attribué à Denys l’Aréopagite, et les oeuvres de Platon et de Proclus dont se nourrit Albert le Grand] — mais baignera dans le climat mystique effervescent qui régnait en Rhénanie et en Flandre au tournant des XIIIᵉ et XIVᵉ siècles, sous l’influence de spirituels dont les ouvrages, traités, lettres, essaiment dans les monastères, ermitages et béguinages, répandant un langage mystique lyrique ou poétique d’une grande liberté d’expression.
Après ses études à Cologne, Eckhart rejoint le couvent d’Erfurt, où l’on sait qu’il est élu prieur à la fin des années 1290. On le retrouve à Paris en 1293, où il a été envoyé pour passer ses grades scolastiques à la célèbre Université, preuve de l’estime dont il jouit auprès de ses supérieurs. Vers 1300, il est envoyé à nouveau à Paris, où il obtient, lorsqu'il quitte l'Université en 1303, le titre de Sacrae Theologiae Magister, qu'il portera désormais : Maître Eckhart.
Dans les années suivantes, Maître Eckhart est élu provincial de la province dominicaine de Saxe, puis de surcroît vicaire général pour la Bohême. Dans cette fonction, il arpente en tous sens, à pied, l'immense région qui va des Pays-Bas au lointain nord allemand, prêchant auprès de tous en mittelhochdeutsch dans la langue de la vie quotidienne et ordinaire, visitant les couvents et monastères, et assurant un ministère d'accompagnement auprès des béguinages qui essaiment dans ce bouillon de culture spirituel rhénan.
De 1311 à 1313, il effectuera un troisième séjour à l’Université de Paris où, fait exceptionnel, il enseigne en qualité de Magister Actu Regens, ou "maître dans l'exercice de ses fonctions", statut que seuls avaient connu avant lui Albert le Grand et Thomas d’Aquin. En 1314, Maître Eckhart prend la direction du Studium generale de Strasbourg, dix ans plus tard il préside celui de Cologne. C’est dire à quel point son enseignement théologique est reconnu et apprécié !
Mais brutalement, en 1325, coup de semonce.
Des dignitaires de l’Église, hostiles à l'influence des Dominicains pour des raisons politiques, tel l’archevêque de Cologne, cherchent à faire un exemple en frappant l'Ordre au sommet ; l'Ordre dominicain lui-même est divisé pour des raisons théologiques entre tenants de l'augustinisme et du thomisme : Maître Eckhart est inquiété, son orthodoxie mise en doute. Publiant en outre en vieil allemand autant qu’en latin pour atteindre le cœur de ses contemporains, Maître Eckhart s'attire les soupçons. Plusieurs propositions ou citations extraites de ses traités ou sermons, sorties de leur contexte, parfois effectivement difficiles à comprendre, sont jugées condamnables.
Traduit devant un tribunal ecclésiastique, Maître Eckhart rédige une apologie, mais rien n’y fait. L'Inquisition est saisie. Dix-sept propositions sont jugées hérétiques tant par les termes employés que par l'enchaînement de leurs idées ; onze autres sont estimées suspectes : nous les avons trouvées malsonnantes, très téméraires et suspectes d'hérésie. La démarche du Dominicain est stigmatisée : Il a voulu en savoir plus qu'il ne convenait. [Bulle In agro dominico ]
Au début de 1327, Maître Eckhart, constamment attaqué, fait appel en dernier recours au Pape Jean XXII, qui réside à Avignon — appel rejeté par le tribunal de Cologne. Mais Maître Eckhart prend son bâton de pérégrin pour rejoindre la cour pontificale afin d’y défendre sa cause. Il n’arrivera jamais à Avignon. On perd sa trace en cours de route.
Que s’est-il passé ? Eckhart, isolé, accusé d'hérésie, disparaît dans la plus grande déréliction, abandonné même de certains de ses frères. Maître Eckhart, Magister Actu Regens, célébré au faîte de sa gloire à Paris, Strasbourg, Cologne, prédicateur de renom, maître spirituel vénéré — d’un coup est broyé ; jugé ; condamné. Mort sans laisser de trace : ni jour, ni lieu, ni sépulture, rien.
Réduit à rien.
[Note : En 1992, le chapitre général de l’Ordre dominicain adressa au Vatican une demande de réhabilitation. La réponse donnée n’a pas été rendue publique mais elle est connue indirectement par une lettre du maître de l’Ordre de l’époque, Timothy Radcliffe : le Vatican estime qu’il n’est pas besoin d’une réhabilitation, seules certaines thèses ayant été condamnées...]
À suivre
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