Modiano. Un pedigree
Beaucoup d’entre nous connaissent l’oeuvre - ou ont lu au moins un livre - de Modiano. [À la différence de notre ministre de la Culture, Fleur Pellerin, qui après s’être extasiée sur l’honneur du prix Nobel de littérature - « une très grande émotion et une immense fierté pour la France » - s’est révélée incapable sur un plateau de télévision de citer un seul titre de l’écrivain, avouant n’avoir pas le temps de lire].
Beaucoup d’entre nous donc, ont lu Modiano, et apprécient la reconnaissance de l'Académie Nobel pour « l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation. »
De toutes ces destinées évoquées, il en est une sur laquelle Modiano est resté très discret : la sienne propre. Un livre cependant lève un coin du voile sur sa vie, ou cette partie de sa vie qu’il qualifie de « vie en fraude », qui a été la sienne dans son enfance et son adolescence, jusqu’à sa majorité. Ce livre autobiographique s’intitule : Un pedigree.
Il y a quelques années un bouquiniste de mes connaissances sur le quai de Conti m’avait proposé de rencontrer Modiano, qu’il voyait régulièrement. Sa mère habitait encore 15 quai de Conti dans un appartement où il a vécu une partie de son enfance, et Modiano passait de temps à autre par là.
Rencontrer Modiano, c’est une aventure… qui hélas! n’a pas abouti : la rencontre ne s’est pas faite. Mais j’ai souvent pensé à Modiano arpentant rêveusement les rues de mon quartier, avec son air de ne pas appartenir tout à fait à notre monde, ou du moins à notre époque, glissant parmi nous comme une ombre fugitive qui échappe à toute emprise.
Modiano est né après l’Occupation - en 1945 - mais son monde, son époque, sa vie restent liés au Paris du temps de l’Occupation. Dans ce Paris de l’Occupation, son père [dont le propre père était originaire de Salonique], trafiquant de marché noir, fréquente des gens pas très fréquentables - « Demi-monde ? Haute pègre ? », s'interroge Modiano - et doit se cacher comme juif . Entré dans la clandestinité à la suite d’une rafle et d’une évasion, il rencontre une comédienne d’origine flamande, Louisa Colpeyn, qui sera la mère de Modiano.
Modiano écrit de celle-ci : « C'était une jolie fille au coeur sec. Son fiancé lui avait offert un chow-chow mais elle ne s’occupait pas de lui et le confiait à différentes personnes, comme elle le fera plus tard avec moi. Le chow-chow s’était suicidé en se jetant par la fenêtre. Ce chien figure sur deux ou trois photos et je dois avouer qu’il me touche infiniment et que je me sens très proche de lui. »
Venue à Paris en 1942, elle habitait 15 quai de Conti, où, au temps de l’Occupation, elle recevait des visiteurs dont Modiano évoque quelques noms, ajoutant : « Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant d’avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ballottés, si incertains que je dois bien m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un questionnaire administratif. »
Sa relation à sa mère n’est pas facile. Il écrit dans un autre passage, où revient l’image du chien sans pedigree : « Jamais je n’ai pu me confier à elle ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence. Je me tais. Je lui pardonne. Tout cela est désormais si lointain… »
Un événement marque profondément Modiano dans son enfance : la disparition brutale de son frère Rudy, de deux ans son cadet, mort d’une leucémie à l’âge de dix ans [Modiano dédiera ses premiers ouvrages à ce frère disparu].
« À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence - ce procédé qui consiste à faire défiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie. »
Avec son père, qui se séparera de sa mère, les relations sont également distantes et difficiles. Le jeune Modiano se retrouve bientôt « prisonnier au pensionnat », en Savoie, où il a été expédié. Alors qu’il souhaitait rentrer à Paris, son père lui envoie une lettre sévère [qui me fait penser aux lettres parfois très rudes que recevaient de leur père, militaire d’active, des enfants de l’Ecole d’enfants de troupe Edouard-Herriot où j’ai fait mon service comme encadrant en 1960-1961 - lettres terrifiantes que j’ai gardées en mémoire] : « ALBERT RODOLPHE MODIANO 15 QUAI DE CONTI Paris VI, le 8 septembre 1960. Je te renvoie la lettre que tu m’as envoyée. Je dois te dire que je n’ai pas cru, une seconde, à la réception de cette lettre, que ton désir de rentrer à Paris était motivé par le fait de préparer un examen éventuel à ton futur collège. C’est pour cette raison que j’ai décidé que tu partirais, dès le lendemain, à Annecy. J’attends ton comportement à cette nouvelle école et je ne peux que souhaiter pour toi que ta conduite soit exemplaire. J’avais l’intention de venir à Genève pour te voir. Ce voyage me semble, pour le moment, inutile. ALBERT MODIANO. »
1962 : Modiano passe son baccalauréat à Annecy, soutenu par Raymond Queneau, un ami de sa mère. « Ce sera mon seul diplôme. » écrit-il. Son père de son côté s’est mis en couple avec « une Italienne très nerveuse, de vingt ans plus jeune que lui, les cheveux jaune paille et l’allure d’une fausse Mylène Demongeot » , qui ne porte pas Modiano dans son coeur. Le nouveau couple habite lui aussi 15 quai de Conti, un étage au-dessus de celui de la mère. En septembre, à Paris, Modiano entre au lycée Henri-IV, comme interne, « alors que mes parents habitent à quelques centaines de mètres du lycée. » Son père vient une seule fois lui rendre visite dans cet établissement. La "fausse Mylène Demongeot" ne tient pas à ce qu’il soit externe et qu’il continue à voir son père.
Ce dernier organise en 1964 un nouveau bannissement : Modiano est inscrit contre son gré en hypokhâgne au lycée Michel-Montaigne à Bordeaux ; il s’en enfuit dès le premier jour. Il restera deux ans sans voir son père. Modiano s’inscrit à la rentrée 1965 à la Sorbonne en Faculté de Lettres pour prolonger son sursis militaire ; à vrai dire il n’assiste à aucun cours : il mène une vie un peu bohème, fréquentant des milieux artistiques dans lesquels il est introduit via les relations de sa mère : « de menus événements se succèdent et glissent sur vous sans y laisser beaucoup de traces. Vous avez l’impression de ne pas pouvoir vivre encore votre vraie vie, et d’être un passager clandestin… »
Arrive la majorité. Modiano s’affranchit de son père, ce qui lui vaut une nouvelle lettre qui signera la rupture définitive avec lui : « Cher Patrick, dans le cas où tu déciderais d’agir selon ton bon plaisir et de passer outre mes décisions, la situation serait la suivante : tu as 21 ans, tu es donc majeur, je ne suis plus responsable de toi. En conséquence, tu n’auras pas à espérer de ma part une aide quelconque, un soutien de quelque nature que ce soit, tant sur le plan matériel que sur le plan moral etc. » Modiano ajoute cette simple notation : « Je ne l’ai plus jamais revu. »
Commence alors pour Modiano - alors seulement - après « cette vie en fraude » de l’enfance et de l’adolescence qui n’a pas été tout à fait la sienne, sa vraie vie : sa vie d’écrivain.
Modiano a vingt-et-un ans. Il vient d’écrire son premier roman : La Place de l'Étoile. Il en a fait relire le manuscrit à Raymond Queneau. Introduit par celui-ci dans les cercles littéraires, son livre est publié d’entrée de jeu chez Gallimard : le premier d’une oeuvre qui lui vaut aujourd’hui, après le Goncourt 1978 avec Rue des boutiques obscures, le Nobel de littérature 2014.
« Drôle d’époque entre chien et loup. Et mes parents se rencontrent à cette époque-là, parmi ces gens qui leur ressemblent. Deux papillons égarés et inconscients au milieu d’une ville sans regard. Die Stadt ohne Blick. Mais je n’y peux rien, c’est le terreau - ou le fumier - dont je suis issu. »
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