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Munch et Kokoschka

 

 

Deux expositions se sont tenues récemment à Paris en regard l’une de l’autre : rive gauche, au Musée d’Orsay  « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » ; rive droite, au Musée d’art moderne « Oskar Kokoschka, un fauve à Vienne » (jusqu'au 12 février). Deux parcours assez différents de deux artistes contemporains qui nous permettent de traverser le XXᵉ siècle européen et ses turbulences — une même charge émotionnelle : Munch plus centré sur lui-même, Kokoschka plus tourné vers l’extérieur, nous apprennent avec force, par le biais de leur radicalité, à saisir l’esprit du temps (der Zeitgeist).
 
L’un et l’autre peignent avec des couleurs poussées au maximum de leur intensité à la manière des oeuvres « fauves ». La touche du pinceau est vive et marquée, la palette chromatique éclatante. Il n’y a pas de nuance, ni de recherche de dégradés. En outre, ce qui est représenté, ce n’est pas la réalité observable mais une réalité intérieure, reflet de l’impression transmise par le sujet. 
 
Nés avec seulement vingt ans d’écart, Munch en 1863 en Norvège, Kokoschka en 1886 en Autriche, ont en commun que leurs toiles ont fait scandale et ont été qualifiées d’« art dégénéré » (Entartete Kunst) par les nazis. Leurs œuvres, libres, tourmentées, traduisant l’angoisse existentielle du temps et témoignant de la violence de leur rapport à la société, ne correspondaient pas aux critères de l’art officiel du régime, savoir un art d’inspiration néoclassique, académique, destiné à mettre en valeur la pureté de la race aryenne et à glorifier l’idéologie nazie…
 
 
 
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Edward Munch
Autoportrait, 1895
 
Munch écrit dans un de ses carnets : « Avec mon art j'ai cherché à m'expliquer la vie, j'ai essayé de comprendre mon destin. J'ai également pensé que je pourrais aider les autres à comprendre leur vie. » Ainsi, toute l'oeuvre de ce pionnier de l'expressionnisme moderne est-elle nourrie de grands thèmes (l’amour, la mort, la renaissance — bref, le cycle de la vie) qu’il questionne à travers le temps, revenant sans cesse tout au long des années sur les mêmes sujets, les approfondissant, comme il en va d'une longue méditation : « un poème de vie, d’amour et de mort ».
 
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Le Cri 

Lithographie

 
L’oeuvre la plus connue de Munch, Le Cri, ne figurait pas dans l’exposition d’Orsay, en dehors d’une lithographie. Mais il est intéressant, pour comprendre la manière propre de Munch, de relever dans un de ses carnets l'annotation accompagnant cette gravure : 
 
« Je me promenais avec deux amis le long du chemin. 
Alors que le soleil se couchait, soudain, le soleil est devenu rouge sang.
Je me suis arrêté, je me suis appuyé sur la balustrade, terriblement fatigué, et j’ai regardé le fjord bleu-noir et le sang de la ville en flammes voletait.
Mes amis continuaient à marcher, et moi je restais derrière, tremblant d’angoisse
— et j’avais l’impression qu’un Cri grand et infini avait traversé la terre. » 
 
Cette impression vive marque Munch : par cinq fois au cours de sa carrière il tente de la re-traduire : il en résultera autant de versions du Cri  ("Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j'ai vu", écrit Munch dans ses carnets).
 
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Le lit de mort

 

Il en ira de même avec bien d’autres peintures, par exemple celle de La Jeune Fille malade ou du Lit de mort, déclinées en de multiples variations, qui tentent de transmettre la profonde émotion de Munch revivant comme à vif, alors qu'il était lui-même âgé de 14 ans, la mort de sa soeur aînée âgée de 15 ans, atteinte de phtisie — allant jusqu’à représenter au premier plan de la famille rassemblée autour du cercueil, sa mère, décédée depuis plus de dix ans… Troublante présence.
 
Sans cesse repris également la grand oeuvre de La Frise de la vie, ce grand cycle perpétuel de la vie et de la mort, à l’image des cycles de la nature, que Munch initia au cours des années 1890 et poursuivit jusqu’aux dernières années. Extrait d’un carnet :
 
« Je travaille sur cette frise depuis près de 30 ans, en comptant de longs interludes […] — un reflet partiel de la vie moderne de l’âme. […] Le contenu contextuel des différents panneaux de la frise découle directement de la turbulence des années 1880 et constitue une réaction au réalisme qui prévalait alors.
La frise est conçue comme une série de tableaux décoratifs qui, ensemble, représenteraient une image de la vie. La rive sinueuse les entrelace, avec en arrière-plan l’océan en perpétuel mouvement et, sous la cime des arbres, la vie multiforme s’écoule avec ses joies et ses peines.
La frise est conçue comme un poème sur la vie, l’amour et la mort. […]
Comme je l’ai indiqué, j’ai conçu la plupart de ces images dans ma jeunesse, il y a plus de 30 ans ; cependant, cette tâche m’a saisi si fort que je ne peux plus m’en libérer. »
 
Un « reflet partiel de la vie moderne de l’âme » : telle apparaît, à travers sa sensibilité exacerbée, la peinture de Munch.
 
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Soirée sur l'avenue Karl Johan

 

Ainsi de ce tableau qui fascine : Soirée sur l'avenue Karl Johan.

Une foule compacte se dirige vers l'observateur qui lui fait face. Les visages sont inexpressifs, figés dans une attitude grimaçante, les yeux sont écarquillés. Dans ces visages on peut lire l'horreur et l'hostilité. Sur la droite, une unique ombre noire dans la direction opposée, peut-être Munch lui-même, image forte de la menace sur l'individu de la foule anonyme hostile... 

Expérience personnelle saisissante de Munch, qui se répéta lors d'un séjour à Paris : "J'étais dehors sur le boulevard des Italiens azuré avec ces milliers de visages étrangers qui semblaient si fantomatiques dans la lumière artificielle."

L'émotion m'emporte. Je m'identifie à tous ceux qui vont leur chemin, seuls, étrangers, à l'écart de foules hostiles aux visages indifférents ou menaçants...

Munch exposa le tableau pour la première fois en septembre 1892, à l'occasion de sa deuxième exposition au Tostrupgården de Kristiana. Un critique qualifia le tableau de "carrément fou" et le peintre de "malade". Munch, en revanche, l'appréciait de sorte qu'il l'a inclus dans le cycle La Frise de la vie. 
 
 
 
 

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Oskar Kokoschka

Autoportrait, 1917

 
Autant Munch était de complexion faible, ayant hérité d'un destin familial marqué par la maladie, autant Kokoschka apparaît solide et plein de vitalité, bien décidé à en découdre avec tout ce qui fait autorité. Connu pour avoir su provoquer et pousser les limites d’une société en pleine transformation, on l'a surnommé l' "Oberwidling", le plus sauvage d'entre tous. Qualifié par les nazis d’artiste "dégénéré", ses oeuvres sont retirées des musées allemands. Kokoschka s’engage alors pleinement pour la défense de la liberté face au fascisme, acquérant sa réputation d'artiste engagé.
 
Son art est d'abord un art de révolte. Kokoschka se fait remarquer dès qu'il débarque sur la scène artistique viennoise, impétueux, provocateur, en présentant des peintures denses, aux couleurs lumineuses, appliquées par touches énergiques. Ses portraits, aux couleurs puissantes, qu’il signe de ses initiales OK apposées comme un vif coup de tampon, révèlent l’intériorité de ses modèles, mais traduisent aussi la violence de l'époque.
 
Ainsi de son propre autoportrait de 1917, d'une intensité presque obsédante. La touche est épaisse, les couleurs dissonantes, les contrastes puissants. « Je construis maintenant des visages humains pour en faire des compositions : l’être s’y affronte avec l’être et s’oppose à lui dans une stricte contradiction comme la haine et l’amour », écrit-il en 1918.
 
 
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Oskar Kokoschka

Autoportrait en artiste dégénéré (1937)

 
Autre autoportrait, "en artiste dégénéré", qu'il peint à l'été 1937, quand neuf de ses toiles sont présentées à l'exposition "Art dégénéré" organisée par les nazis à Munich, pour déconsidérer l'art moderne. En réponse à ce climat hostile, Kokoschka livre cet autoportrait au titre sans équivoque, qui dit tout son courage : bras croisés sur la poitrine, le menton haut, il toise le spectateur dans une attitude de défi, debout, entré en résistance.

 

 

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L'Oeuf rouge

 
De fait, dès 1934 Kokoschka s'est exilé à Prague, puis à Londres en 1938, et s'est engagé ouvertement contre le nazisme. Certaines de ses peintures, comme L'Oeuf rouge, portent la marque de son engagement politique. Peinte pendant l'hiver 1940-1941 à Londres, cette oeuvre se présente comme une satire amère. Horrifié par les accords de Munich de 1938, Kokoschka met en scène dans L'Oeuf rouge les grands acteurs de cet événement : d'un côté Hitler grimaçant faisant face à Mussolini peint sous les traits d'un géant grotesque, de l'autre la France (un chat indolent) et la Grande-Bretagne (un lion impérial) qui ne bougent pas d’un pouce malgré l’incendie, à l’arrière-plan, qui ravage la ville de Prague. Au centre de la table des négociations se tient un oeuf rouge sang dont le fond a été fendu. Le verso de la toile mentionne la date "Pâques 1939", qui dévoile l'ironie du tableau, renvoyant à la tradition qui consiste à décorer un oeuf à cette période.
 

 

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Time, Gentlemen Please

 

Dernier tableau parmi ceux qui m'ont le plus marqué, ce dernier autoportrait de Kokoschka. Debout, la tête relevée, il se dirige vers une porte. Dans l'entrebâillement, une figure représentant la mort. Le titre "Time, Gentlemen Please" reprend l'expression prononcée à l'heure de fermeture des pubs en Angleterre. Kokoschka, âgé de 86 ans, affronte ici sa mortalité. Son expression est forte. Il avance, décidé, vers l'inévitable...

 

 

 
Le Moyen âge ne connaissait l'art que sous ses formes appliquées, que servaient des buts transcendants, ad majorem gloriam Dei. La Renaissance amorça un virage du supramondain à l'intramondain, qui visait à la sécularisation de la société. Avec le mouvement des Lumières est née l'idée de la création d'oeuvres d'art comme expression de soi. La Modernité a poursuivi le mouvement d'émancipation.
Munch et Kokoschka figurent parmi ceux qui ont contribué à cette émancipation en exerçant leur liberté créatrice avec courage et talent, au grand dam des nazis qui n'ont vu dans leurs peintures que de l' "art dégénéré", stigmatisé comme tel.
 
 
 


28/01/2023
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