Othello
"Quand la simplicité s'allie à la puissance, le sens comique à la profondeur tragique, le théâtre offre un plaisir inégalable..."
Photo Jean-Louis Fernandez
J’ai vu au théâtre de l’Odéon Othello, de Shakespeare, mis en scène par Jean-François Sivadier, une oeuvre puissante et étonnamment moderne autour du sujet de l'emprise et de la violence sous toutes ses formes : jalousie, destruction, meurtre...
La tragédie de William Shakespeare, Othello ou le Maure de Venise, jouée pour la première fois en 1604, emprunte les éléments principaux de son intrigue à une nouvelle italienne du XVIᵉ siècle parue à Venise en 1565. Shakespeare n’invente rien, il reprend tout de la nouvelle (à part la fin), mais tout est changé. Shakespeare crée tout : tel est son génie.
Au demeurant, l’intérêt d'Othello n’est pas dans le récit, mais dans les caractères créés par Shakespeare, singulièrement ceux des deux protagonistes : Othello, général des armées vénitiennes, appelé "le Maure" (un ancien esclave noir) par les habitants de Venise bien décidés à ne pas le voir comme un semblable, mais dont ils ne peuvent se passer, — et son enseigne maléfique Jago.
Les autres personnages ont aussi leur caractère : — les officiers : Roderigo, secrètement amoureux de la femme d’Othello ; Cassio, qui a supplanté Jago dans la hiérarchie militaire — les personnages féminins : Desdémone, toute jeune fille mariée à Othello ; Émilia, l’épouse méprisée de Jago ; la servante Bianca — mais si leur action est décisive pour nouer l'intrigue, l’essentiel se joue avec le duo mythique formé par Othello et Jago.
Le premier, Othello, est arrivé au poste de général des armées vénitiennes par ses mérites, non par la naissance : il se décrit lui-même comme « Noir ». Parfaitement intégré dans la société vénitienne, il n’en demeure pas moins, du fait de sa couleur de peau, un étranger… Maintes fois Jago (en qui Othello a pleinement confiance) le lui rappelle malignement : il est un homme « en sursis », il doit sans cesse travailler pour s’intégrer dans la société vénitienne et être à la hauteur du rôle qu’on lui a donné…
Jago, quant à lui, simple enseigne, hait secrètement Othello, qui lui a refusé une promotion. Il fera tout, sournoisement et méthodiquement, pour le détruire : en instillant le poison du doute dans l’amour qu’Othello porte à sa jeune femme ; en le poussant à commettre l’irréparable envers celle-ci (Othello tue sa jeune épouse) ; et envers lui-même (Othello se suicide).
Tout donne à penser qu’Othello représente le bien, qui a succombé au mal, incarné par le maléfique Jago. Mais je vois plutôt qu'entre eux, il ne s’agit pas du simple affrontement des forces du mal contre les forces du bien. Il n'y pas le mal d'un côté, le bien de l'autre : Jago fait accoucher Othello d’une violence qui est présente en lui, et qui en réalité est partagée par l’ensemble de la société. C’est en cela, qu’au-delà de la tragédie classique, Othello est très moderne.
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Un homme joue un rôle clé dans le déferlement de la violence, par ses insinuations, ses intrigues, la vengeance qui l’anime : c’est Jago. La pièce voit Jago employer toute sa ruse à détruire Othello, en lui faisant accroire que sa femme Desdémone le trompe avec Cassio ; fou de jalousie, Othello finit par tuer sa femme, et se suicider. La vengeance de Jago est froide, méthodique, sa détermination sans faille, ses calculs arrêtés : « Le plan est engendré : à la Nuit, à l'Enfer/ De porter cette monstrueuse naissance à la lumière ».
Jago, qui est omni-présent, et omni-agissant, ourdit tous les complots dans le but d’arriver à ses fins. Scélérat cynique et raisonneur, il est la négativité même, comme Méphisto, le Diable de Faust : « Je suis l’esprit qui toujours nie,/ Et ce, à bon droit : car tout ce qui prend naissance/ mérite d’être détruit ;/ Mieux vaudrait dès lors que rien ne naquît. » Jago, froid calculateur, est présent dans chaque acte, et à tous les moments cruciaux de l’intrigue. Il est à l’origine de chaque scène violente, de chaque meurtre, mais ne se commet pas lui-même.
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Mais Othello ? Que se passe-t-il en Othello ? Ce qu’on découvre dans la pièce, c’est son aspect ambivalent. Héros reconnu et méritant, homme de bien (même Jago est obligé de le reconnaître : « Le Maure est par nature franc, sans méfiance, il croit les gens honnêtes pour peu qu’ils le paraissent ») — il paraît aussi un barbare aux yeux de ses ennemis, et à ses propres yeux ; Jago sait trouver les mots qu’Othello a envie d’entendre, parce que la faille est en lui : « un étranger, un aventurier, un vagabond, ni d’ici ni de nulle part », « un vagabond de la côte barbaresque »… Ainsi se révèle le désir d'Othello, sous l’effet du poison qu’instille Jago, qui subrepticement ouvre les vannes de la violence.
Photo Jean-Louis Fernandez
Tout bascule à la scène 1 de l’acte IV, exactement au centre de la pièce : « Othello – Entends-tu, Jago ? je serai bien prudent dans ma patience ; mais aussi, entends- tu ? bien sanguinaire ». Othello n'a besoin que d’une poignée de secondes pour passer du déni au doute, et du doute à l’action — cependant que la violence se déchaîne autour de lui : Roderigo accepte sans broncher la mission d’assassiner Cassio, avec ce commentaire : « Ce ne sera qu’un homme de moins ; un coup d’épée, il est mort » ; Jago fait en sorte que Cassio et Roderigo s’entretuent, et il achève lui-même Roderigo pourtant son complice ; démasqué, Jago poignarde son épouse méprisée Emilia… Othello, abusé par Jago le blesse, tue sa bien-aimée Desdémone, puis se donne la mort…
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La violence est déchaînée, rien n’a résisté aux discours sournois du maléfique Jago, dont Shakespeare lui fait dire : « Nos corps sont des jardins dont nos volontés sont les jardiniers ». C’est en agissant sur les volontés que le perfide Jago sabote le travail des "jardiniers", jusqu’au basculement du monde vers la folie et le bain de sang.
Le sujet profond de la pièce, c’est la violence induite sous toutes ses formes qui pénètre dans les esprits sous l’effet de discours dévastateurs. De quoi donner à penser aujourd’hui où l'emprise de discours ouvertement toxiques, qui composent avec la violence, et pourraient trouver un écho en nous, n'a jamais été aussi forte dans la société.
À chacun de nous, dans l'époque où nous sommes, le désir de violence peut advenir ; mais il faudrait, pour passer à l'acte, que la volonté donne son assentiment au désir. Tout l'art des discours toxiques consiste, non pas à suggérer le désir, mais à briser la résistance à ce désir. Tout comme opère Jago dans la pièce de Shakespeare.
Othello passe à la MC2 de Grenoble les 26, 27 et 28 avril
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