Quelques impressions de Pologne (I) Gdansk
L’occasion d’une visite chez des amies polonaises venues en France au moment du communisme, qui ont encore la maison de leur père, artiste-peintre réputé, à Sopot près de Gdańsk sur les bords de la mer Baltique, puis un court séjour à Cracovie, m’ont permis de découvrir — ou plus exactement de réaliser, car je connaissais les événements dans leur matérialité, mais c’est une chose que de savoir, et c’en est une autre que d'éprouver au contact des témoignages — le drame qu’a été le destin de la Pologne, nouvellement indépendante après 1918, subissant de 1939 à 1945 l'occupation des nazis allemands, puis dans la foulée, de 1945 à 1989, la domination soviétique — et le drame épouvantable, impensable, des Juifs polonais méthodiquement, totalement, éliminés, notamment à Cracovie, par les nazis. Ce qu’a fait l’homme, aucune bête ne l’aurait fait.
Je me représentais Gdańsk comme une ville industrielle, sans intérêt particulier, un peu triste comme le sont toutes les agglomérations — je déteste ce mot « agglomération », encore plus raccourci en « agglo ». Mais Gdańsk a un esprit, une âme. Rasée à 75% par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, elle a été reconstruite, du moins pour ce qui est de la Glówne Miasto, la « ville principale », à l’identique — de 1949 à 1959 pour la rue Dluga, l’ancienne voie royale qui va de la Porte dorée à la Porte verte, face aux quais de la Motlawa ; dans les années 1960 pour les artères parallèles : fait rarissime, sous un régime soviétique. La rue Dluga aligne de magnifiques façades peintes de maisons patriciennes surmontées de pignons sculptés, des palais Renaissance, des maisons gothiques… le tout soigneusement reconstruit : avec la patine des années on la prend pour la véritable vieille ville. Identiquement pour les rues parallèles et les quais. Animée, ouverte sur le port, Gdańsk a gardé les traces de son passé cosmopolite, de la présence de riches marchands, d’une vie intense et mélangée, de sa tradition d’accueil, de la culture d’idées nouvelles, de l’avant-gardisme de mouvements sociaux décisifs — l’histoire de Solidarność a démarré ici, dans les chantiers navals.
Les quais de la Motlawa
Gdańsk a connu depuis ses origines au Xᵉ s., comme beaucoup de cités mais avec un destin souvent plus cruel, les aléas des guerres de territoires environnants. Ville commerçante prospère, tombée entre les mains des chevaliers Teutoniques aux XIVᵉ et XVᵉ s. (dont reste leur impressionnant château médiéval de Malbork, à 60 kms de Gdańsk), rejoignant la Pologne aux XVIᵉ et XVIIᵉ s., elle devient terre d’asile pour les Néerlandais, les Flamands, les Bourguignons et les Écossais fuyant les persécutions religieuses — mais victime des partages de la Pologne, elle subit la tutelle prussienne au XIXᵉ s. et se voit intégrée à l’Empire allemand en 1871. En 1920, Gdańsk redevient « ville libre » sous le nom de Dantzig, enclave reliée à la Pologne qui vient de retrouver en 1918 son indépendance à la suite du traité de Versailles, après 123 ans de disparition de la carte du monde (1795-1918) !
Il est difficile d’imaginer la complexité des problèmes que rencontraient quotidiennement les Polonais de ce temps. J’ai lu quelque part qu’au moment de regagner l’indépendance, coexistaient six systèmes judiciaires différents, six monnaies (le mark allemand, le rouble, le mark d’Ober-Ost, le mark polonais, la couronne autrichienne et la kierenka). Le chemin de fer quant à lui devait s’accommoder de deux largeurs de rails, trois différents systèmes de jonction des wagons provenant des trois régions de la Pologne, ainsi que de trois systèmes de signalisation. Sans parler des importantes variations régionales dans le domaine économique et du système de l’éducation. La Pologne restaurée telle qu’elle émerge de la conférence des ambassadeurs de 1923 est en outre un État très multi-ethnique. Comptant 35 millions d’habitants, la population est composée de 69% de Polonais, 14% d’Ukrainiens, 8% de Juifs, 4% de Biélorusses, 4% d’Allemands et 1% d’autres nationalités. Mais la nouvelle conscience nationale se consolide. Le sentiment aussi de participer à travers les lettres, les arts, l’évolution des moeurs (la femme acquiert en Pologne en 1918 ses droits civils, avant les USA, bien avant la France) etc. à une nouvelle époque, dans un nouveau pays.
Las ! l’indépendance de la nouvelle Pologne est de courte durée. Le 1er septembre 1939, à 4h47 du matin, le cuirassé allemand Schleswig-Hostein ouvre le feu sur la petite garnison polonaise établie sur la presqu’île de Westerplatte qui protège l’entrée du port de Gdańsk : la Seconde Guerre mondiale est déclenchée. Les Polonais eurent alors à faire face simultanément à deux ennemis : l’Allemagne et l’Union Soviétique. Au terme d’une courte guerre, la Pologne est partagée entre les deux vainqueurs. Les régions orientales du pays sont annexées par Moscou et ajoutées au territoire des Républiques soviétiques de Biélorussie, d’Ukraine et de Lituanie. À l’ouest, Berlin annexe les provinces qui avaient fait partie du Reich avant 1914. Le reste de la Pologne (dont la région de Cracovie) est érigé en Generalgouvernement à la botte de Berlin.
Mais le pire est encore à venir. Le 20 juin 1941, la Wehrmacht attaque l’URSS. Les parties orientales de la Pologne passent sous le contrôle du Reich. C’est dans ce contexte que sera entreprise l’extermination systématique des Juifs, notamment à Cracovie : j’en parlerai dans un prochain billet.
En mai 1945, au terme d’une guerre immensément dévastatrice, une nouvelle Pologne, transférée environ 300 kilomètres à l’ouest, incorpore désormais des terres qui étaient allemandes depuis des siècles, faisant fuir quelque 10 millions d’Allemands, souvent immédiatement remplacés par des Polonais expulsés d’Ukraine, de Biélorussie et autres territoires annexés par l’URSS. À l’est du pays, un demi-million d’Ukrainiens sont expulsés vers l’Union soviétique. En sens inverse, on observe le retour au pays de 2,3 millions de Polonais déportés en Allemagne. Le nouvel État polonais est plus petit que celui d’avant-guerre en termes de territoire (312 000 kilomètres carrés contre 389 000) et en termes de population (24 millions contre 35). Les minorités ont quasi disparu : la population compte plus de 97% de Polonais.
À l’issue du second conflit mondial, la Pologne fait partie des États ayant le plus souffert. Le tribut est lourd : plus de 6 millions de morts (dont 3,2 millions de Juifs), la plupart mis à mort de façon délibérée par les nazis ; des grandes villes comme Varsovie ou Gdańsk rasées à 75% ; les milieux intellectuels, artistiques lourdement saignés (il a été estimé que la Pologne a perdu 45% de ses docteurs en médecine, 57% de ses hommes de loi, 15% de ses instituteurs, 40% de ses professeurs d’université, 50% de ses ingénieurs…) ; les Polonais des régions placées sous contrôle nazi considérés comme des Untermenschen (sous-hommes) ; les Juifs voués à l’extermination etc.
Et ensuite… cet autre chapitre qui s’ouvre : celui de l’ »amitié » avec l’URSS, qui se traduit en réalité par la sujétion totale à un pouvoir étranger haï : des années de terreur stalinienne (1948 à 1954), avec leur lot d’arrestations et de condamnations sévères (plus de 30 000 personnes emprisonnées pour délits politiques), la destruction de groupes de résistance, la terreur et la répression, la propagande tuant toute pensée libre — suivies, après la mort de Staline (1953), de mouvements de contestation, la révolte armée des ouvriers de Poznan en 1956, l’insurrection des étudiants à Varsovie en mars 1968, les événements sanglants sur le littoral de la Baltique en 1970, la grève du chantier naval de Gdańsk en été 1980, la naissance de Solidarność, qui réunira jusqu’à 10 millions de personnes, autant dire toute la société, contre l’État communiste… Jusqu’en 1989 : le système communiste s’effondre en Europe. La longue combativité et l’esprit d’insubordination des Polonais y auront contribué.
Gdańsk, martyrisée, rasée mais reconstruite, a tenu à garder la mémoire vive des événements et des souffrances de la population, en ouvrant, dans un bâtiment ultra moderne aux formes penchées évoquant le chaos des destructions, le Muzeum II Wojny Światowej (Musée de la Seconde Guerre mondiale). J’ai été frappé par le nombre de jeunes parcourant les salles, visionnant les documents d’archives, s’informant — cependant que pour les anciens les mêmes visionnages raniment de fortes émotions : bombardements, destructions, bruits de bottes, climat de terreur, témoignages, objets de la vie quotidienne, restrictions etc. — une partie des salles étant consacrées au martyre des Juifs victimes de la barbarie nazie.
Ce mémorial a toute sa place à Gdańsk, point de départ de la Seconde Guerre mondiale. La mémoire ne sert pas que le passé : elle éclaire le présent et préserve l’avenir. Les morts qui ont été nommés et comptés ne sont pas perdus.
À suivre
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