Quelques impressions de Pologne (III) La fabrique de Schindler
L’histoire de La liste de Schindler, qui se passe à Cracovie, est connue de tous ceux qui ont vu le film de Spielberg, car il est difficile de chasser de sa mémoire les images prégnantes du ghetto de Podgorze, des atrocités du commandant du camp de travail de Plaszow et des moments forts du sauvetage des 1 100 Juifs par celui qui a été reconnu au nom de l'État d'Israël comme « Juste parmi les nations » : Oskar Schindler.
Qui était cet Oskar Schindler ? Bien des interlocuteurs de Schindler, à commencer par Amon Göth, le terrible commandant du camp de travail de Plaszow attenant au ghetto, mais aussi tous les officiels nazis qu’il fréquentait et rencontrait régulièrement, ont dû se demander : « Mais qu’est-ce qu’il fabrique ce Schindler ? » — ce à quoi il pouvait répondre : « Eh bien ! des casseroles ! ». Car Schindler était très officiellement Herr Direktor de la Deutsche Emailwarenfabrik (DEF), usine fabriquant des casseroles, qu’il avait reprise, lui, entrepreneur allemand des Sudètes, en arrivant à Cracovie dans les pas des nazis, en septembre 1939, espérant bien faire de bonnes affaires et tirer de substantiels bénéfices de l’occupation du pays.
Oui, Schindler fabriquait à l’origine des casseroles, pour le meilleur (Oskar avait la fibre d’un entrepreneur audacieux) et le pire (ces casseroles constituaient en partie — à condition de trafiquer un peu la comptabilité —de lucratifs objets d’échanges sur le marché noir). Oskar avait l’âme d’un entrepreneur mais aussi d’un filou. Un filou distingué.
Voilà. Son histoire n’est pas simple. Né en 1908 en Moravie, Oskar était bel homme, séduisant, porté sur la bonne chère, les boissons alcoolisées, et les femmes. En tout cela, il tenait de son père. Sa mère était une femme catholique pieuse. Oskar, lui, au désespoir de sa mère, se souciait peu de religion, mais était passionné de moto. Il aurait même pu, paraît-il, devenir un champion national, si son père, désapprouvant les relations de son fils avec celle qui allait devenir sa femme, Émilie, n’avait coupé les crédits en manière de représailles. Un garçon chevauchant la vie avec l’enthousiasme de la jeunesse, voilà l’image d’Oskar à cette époque.
L’affaire familiale, créée par son père, ayant fait faillite en 1935 — son père se sépare également de sa femme à ce moment-là — le jeune Oskar, qui a épousé Émilie, trouve un poste de directeur des ventes à l’usine électrotechnique de Moravie, où ses bons contacts dans les milieux d’affaires, sa réputation de vendeur hors pair et sa capacité de tenir le coup dans les soirées arrosées, font merveille.
1938 : l’invasion des Sudètes par les troupes allemandes le décevant (il perd l’illusion de voir se créer une nouvelle république des Sudètes), il saisit en novembre 1939 la perche qui lui est tendue d’aller faire des affaires en Pologne. Oskar porte au revers du veston de son costume croisé l’insigne du parti allemand des Sudètes, bientôt absorbé par le parti nazi : de quoi enlever un marché quand on se présente auprès d’un acheteur allemand. Oskar rêve alors de créer un petit empire industriel juteux — une manière de revanche sur son père qui a fait faillite.
Arrivé à Cracovie, Oskar prend rapidement mèche avec les autorités d’occupation, et aussi avec des Juifs bien placés qui paraissent avoir des amis ou des parents dans tous les secteurs industriels, commerciaux et/ou financiers de Cracovie — dont un certain Irzhak Stern, dont il se fera vite un ami. Mais pour l’heure, Oskar ne joue pas double jeu. C’est un brasseur d’affaires, il ne fait que faire jouer ses relations pour ses intérêts personnels. La perspective de bonnes affaires l’amène à reprendre, avec l’appui des autorités d’occupation sans lesquelles rien ne se fait, une usine déclarée en faillite, spécialisée dans le matériel de cuisine, casseroles émaillées, cocottes etc., la Compagnie Rekord, qu’Oskar rebaptise Deutsche Emailwarenfabrik (DEF), dont Stern devient le comptable.
L'entrée de l'usine de Schindler vers 1942
(photo d'archives)
Oskar va de fait brasser des affaires. Bientôt il ne fabriquera pas seulement des casseroles mais sera l’heureux bénéficiaire de commandes fort lucratives passées par l’Inspection des armements, avec qui il se met aussi de mèche. Il obtient dans la foulée l’autorisation d’agrandir son usine. De 45 ouvriers polonais (l’effectif qu’il a repris) il passe à 250 (dont 150 employés juifs). En dehors des contrats militaires, il consacre une partie de sa production au marché noir. Tout baigne. Les affaires sont florissantes. Les affaires de coeur aussi. Oskar vit sans complexe entre trois femmes : Émilie, la légitime, qui est restée en Moravie ; Ingrid, sa maîtresse allemande, avec qui il est installé dans son appartement de Cracovie ; et sa jolie secrétaire polonaise Victoria, également sa maîtresse mais occasionnelle — sans compter l’amitié qu’il porte à quelques autres.
Tout baigne, jusqu’à la création du ghetto en mars 1941… Le gouverneur général Frank avait déjà décidé en avril 1940 l’expulsion de tous les Juifs de sa capitale (environ 70 000). D’ici à six mois, avait-il décrété, Cracovie serait totalement Judenfrei (vidée de ses Juifs) : les Allemands de Cracovie pourraient respirer un « bon air allemand » (on garderait seulement les Juifs hautement qualifiés, environ 6 000). Mais le malaise d’Oskar, ses doutes grandissent avec la création du ghetto — ghetto officiellement créé pour protéger les Juifs des exactions des Polonais… De plus, à partir du 20 mars, ordre est reçu de ne plus payer les employés juifs ; ils devraient subsister sur des rations qui leur seraient allouées — les industriels devant verser une dîme au quartier général SS de Cracovie. Oskar n’aime pas beaucoup çà.
Est-ce à ce moment qu’Oskar prend parti ? Il a en tout cas déjà la réputation d’être correct avec ses employés juifs — pas de brutalités dans son usine. Fin 1941, Oskar est arrêté par la Gestapo. Il a été dénoncé ; par qui ? une taupe dans l’usine. Pour des actions en faveur des Juifs ? Non, on n’en est pas encore là. Il est dénoncé pour cause de trafics de marché noir, qui font des jaloux. Grâce à ses relations au plus haut niveau SS — haut niveau SS lui-même mouillé dans des histoires de marché noir — il s’en tire, je dirais à bon compte, mais cela lui coûte cher en pots de vin.
Quelques mois plus tard, nouvelle arrestation par la Gestapo. Cette fois-ci, ça sent la provocation de sa part. C’était le jour de son anniversaire (ses 34 ans) : il a ostensiblement embrassé la jeune femme juive qui lui apporte un cadeau de la part du personnel. Il est accusé d’avoir contrevenu aux lois raciales en vigueur. Une fois de plus, il s’en tire en faisant jouer ses relations et en arrosant à bon escient. Il échange à nouveau sa liberté contre des casseroles. Mais l’état d’esprit n’est plus le même. Oskar est en train de basculer. Cependant il impressionne les gens même de la Gestapo, qui ont reçu ordre de le libérer : « J’ignorais, dira l’un des responsables, que vous fussiez un si gros bonnet ».
Mais les événements vont se précipiter. Le 3 juin 1942, les nazis menèrent une opération dans le ghetto. Un convoi est formé à la gare de Prokocim. Oskar apprend qu’Abraham Bankier, son directeur du personnel, et un petit groupe d’employés de l’usine, font partie du convoi, destination Belzec, un camp de la mort. Oskar réussira à les faire extraire in extremis des wagons à bestiaux. Le lendemain 4 juin, scène absolue d’horreur, dont Oskar, accompagné d’Ingrid, est témoin du haut d’une colline où ils pratiquent l’équitation, et qui surplombe les lieux : c’est l’effrayante liquidation du ghetto. Je n’en raconte pas plus. Ceux qui ont vu le film ont mémorisé la scène.
Bouleversé, Oskar a désormais choisi son camp. Il dira beaucoup plus tard : « Il aurait fallu être aveugle, ce jour-là, pour ne pas voir. C’est à partir de ce jour-là que j’ai décidé de tout mettre en oeuvre pour qu’un tel régime s’effondre ».
De fait, on va le voir à partir de ce jour, lui, Oskar le dandy, l’amant irrésistible, la coqueluche des maîtresses de maison de Cracovie, Oskar le flambeur, prendre des risques personnels et dilapider sa fortune pour mener des actions en faveur du millier de Juifs qui travaillent pour lui dans sa fabrique — ils s’appelleront entre eux les SchindlerJuden — mettant en oeuvre toutes ses « qualités » de joueur, sa roublardise, son goût du risque, sa capacité même à tenir l’alcool, pour arracher à l’adversaire des concessions qui favoriseront son action.
L’adversaire : le premier auquel il se mesure, c’est l’Untersturmführer SS Amon Goëth, le terrible commandant du camp de travaux forcés (Zwangarbeitslager) de Plaszów créé à 1,5 km de son usine, qui le prend pour un ami ! Car là est sa roublardise, et la puissance de son charme : régulièrement convié par Amon à des soirées très arrosées où se rencontre le gratin des SS, lui qui tient l’alcool, obtient à l’arraché aux petites heures du matin, de la part d’Amon ou des SS haut placés qui participent aux beuveries, des engagements concrets (accompagnés de pots de vin) qui vont lui permettre de donner corps à son plan de sauvetage de ses employés juifs — au nez et à la barbe des SS.
Amon a le même âge qu’Oskar, il est lui aussi issu d’une famille catholique, est bâti en athlète et s’est fait une réputation de grand buveur. Ils se comprenaient. Chacun savait qu’il était venu à Cracovie en vue d’amasser une fortune. Mais dès les premiers contacts, Oskar déteste cet homme qui fait dans l’assassinat comme d’autres dans la banque. Car Amon a le comportement d'un fou. Envoyé à Cracovie pour créer le camp de Plaszów et organiser la liquidation du ghetto, on lui donne le surnom de « boucher ». Il tire à vue, de sa terrasse qui domine le camp de travail, sur les prisonniers juifs pas assez actifs à son goût, et peut s’en prendre à n’importe quel Juif ou quelle Juive (c'est-à-dire abattre d'un coup de revolver) pour n’importe quoi. Oskar le hait. Mais il obtiendra de lui — quelques caisses de Cognac 3 étoiles, quelquefois aussi des diamants aidant — bien des concessions qui lui permettront de rendre la vie des SchindlerJuden moins risquée.
De fait, sous prétexte d’avoir ses employés sous la main, et d’éviter à Amon de devoir organiser matin et soir des convois pour accompagner les travailleurs du camp de Plaszów à l’usine, Oskar obtient ni plus ni moins de construire (à ses frais), sur un terrain attenant à l’usine, une annexe du camp de travail de Plaszów, qui sera nommée Emalia (du nom de l’usine d’Oskar). Il n’y avait pas à Emalia de commandant de camp pour tyranniser les prisonniers, pas de gardes en permanence, pas de brutalités, la nourriture (payée par Oskar sur le marché noir) y était plus abondante : les SchindlerJuden se souviendront plus tard d’Emalia comme d’un petit paradis. Oskar leur disait : « Vous serez à l’abri ici ».
À l’abri, Oskar fera tout pour que ses employés juifs le soient. C’est parce qu’Oskar était ce qu’il était qu’un millier de Juifs se trouvaient un peu plus libres à Emalia qu’ailleurs et que les SS n’osaient pas trop s’aventurer à l’intérieur du camp : ils ne pouvaient y pénétrer sans la permission d’Oskar ! lequel avait même fait installer un système d’alarme, qu’il déclenchait lui-même, pour prévenir les prisonniers au cas où un gradé SS aurait demandé à visiter les baraques ! Oskar n’était pas seulement téméraire. Il avait la foi qui soulève les montagnes. D’autant qu’il pressent que la fin approche. Les armées allemandes subissent des revers sur tous les fronts. Hitler est visé par un attentat.
Ordre est donné, venu de Berlin, de fermer Plaszów et ses annexes dont Emalia. Une nouvelle bataille, décisive, commence pour Oskar (et ses protégés). Les camps de travail fermés, cela signifie que les prisonniers sont envoyés dans les camps d’extermination. Oskar imagine alors de défendre auprès des autorités de Berlin (une nouvelle fois il fait jouer toutes ses relations, et arrose abondamment) le projet de démanteler son usine et d’aller l’installer en Moravie : cela, bien sûr, au nom de l’effort de guerre, puisqu’il se doit d’honorer ses contrats militaires (Oskar est censé produire dans son usine des obus antitanks de 45 millimètres). Finalement, il l’emporte : il avait réussi à former une équipe de travailleurs hautement spécialisés (!), il fallait permettre à cette équipe de poursuivre ce travail essentiel sous la supervision de Herr Direktor Schindler : le projet est accepté — mais il a 24 heures pour faire la liste de ces « ouvriers qualifiés » nécessaires pour faire tourner l’usine, et soumettre cette liste à Amon.
Telle est l’origine de la fameuse Liste de Schindler : elle contiendra le maximum négocié (acheté cher) auprès d’Amon : 1 100 noms — 800 hommes, 300 femmes, arrachés à l’extermination. Les survivants se rappellent cette liste avec émotion : "La liste, c’était le bien absolu. C’était la vie. Au-delà de ces quelques feuillets bourrés de noms, il n’y avait plus qu’un trou noir".
Là-dessus, Amon est arrêté. Non à cause de ses multiples assassinats (ce n’est pas un crime chez les SS), mais dénoncé pour cause de malversations financières, détournements de fonds et trafics de marché noir. Amon appelle à la rescousse son « ami » Oskar — lequel ne répondra pas.
Oskar rencontre beaucoup de problèmes pour mener à bien son plan. Le transfert de Juifs en Moravie ne plaît pas à tout le monde localement. Mais tout se résout finalement, comme à l’habitude, à coups de pots-de-vin. Le dimanche 15 octobre 1944, les 800 hommes de la Liste commencent leur voyage de transfert vers le camp de Brinnlitz, équipé aux frais d’Oskar, attenant à sa nouvelle usine de Moravie. Les femmes suivraient plus tard. Sauf que ce voyage-là ne se passe pas comme prévu : elles se retrouvent à Auschwitz. Oskar se démène encore : « Je les ferai venir », dit-il, sans explications, à ses employés inquiets.
Mais, pour la troisième fois, Oskar est arrêté par la Gestapo — en lien avec l’arrestation d’Amon. Les hommes de la Gestapo lui reprochent d’avoir remis de l’argent à Amon afin que celui-ci « y aille doucement avec les Juifs », comme il est consigné dans la déposition d’Amon. Oskar nie, il parle tout juste de « prêt ». Pourquoi cela ? Oskar y va de son refrain habituel : Ma main-d’oeuvre est composée de travailleurs hautement qualifiés. S’il m’arrivait de repérer dans la masse des prisonniers de Plaszów un ouvrier qualifié dont j’avais besoin, je demandais au commandant de me l’envoyer, sans passer par les services administratifs. Mon seul critère, comme celui de l’Inspection des armements, c’était la productivité. En considération des bons offices de Herr Kommandant, il se peut que je lui aie accordé un prêt etc. Oskar était en train de dire devant les enquêteurs que cet argent lui avait été extorqué, chargeant ainsi Amon...
Oskar s’en tire une nouvelle fois. Mais l’arrestation a duré 8 jours. 8 jours pendant lesquels il n’a rien pu faire pour les femmes à Auschwitz. Oskar s’active à nouveau : il circonvient à sa façon trois hauts responsables d’Auschwitz-Birkenau, déléguant auprès d’eux une jeune personne munie d’une valise emplie de liqueurs, de jambons et de diamants. Deux nuits et quelques négociations complémentaires plus tard, les Schindlerfrauen embarquèrent pour Brinnlitz. Jamais un groupe de déportés à Auschwitz n’aura été sauvé de cette façon-là.
La fin se fait sentir. L’usine de Moravie ne produira jamais rien. Pas un seul obus. Rien ne fonctionnait. Oskar s’en réjouit ouvertement. Il faut simplement tenir. Le 28 avril 1945, jour de son anniversaire (il a 37 ans), Oskar tient un discours, devant tous les prisonniers rassemblés dans un atelier et devant les SS. Il dit que l’effondrement de la tyrannie est proche. Il parle des SS comme s’ils étaient, eux aussi, prisonniers des forces du mal et qu’ils aspiraient à leur libération. Il dit aussi qu’il resterait à Brinnlitz jusqu’à la fin des hostilités.
Les SchindlerJuden font alors cadeau à Oskar d’une bague — réalisée à partir des dents en or qu’un vieux prisonnier a proposé qu’on lui arrache : « Sans Oskar, les SS me les auraient de toute façon prises » — portant en inscription ce verset du Talmud :
CELUI QUI SAUVE UNE SEULE VIE SAUVE LE MONDE ENTIER
Le 8 mai 1945 l’Armistice est annoncé. Le 8 à minuit Oskar devient un fugitif. Muni d’une recommandation signée des SchindlerJuden, il tentera, sans succès, de refaire des affaires en Argentine. Mais l’affaire de sa vie, c’est à Cracovie qu’elle s’est passée.
Y-a-t-il une morale dans cette histoire ? La morale, c’est qu’il n’y en a pas. Porté sur l’alcool, les femmes, l’argent, joueur-né avec cela et beau gosse, Oskar Schindler est tout sauf vertueux, au sens courant du terme. Mais ce n’est pas de vertu — au sens moral — dont il est question. C’est plutôt de vertu — au sens de force — dont il faudrait parler : la force d’un être, non pas qui est — il n’était pas préparé à cela — mais qui devient dans les circonstances qu’il a traversées, exceptionnel, méritant le titre de « Juste parmi les nations ».
À suivre
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