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Spinoza, ou la solitude du penseur de fond

 

 

Comme annoncé dans un billet précédent, je souhaite parler de la vie et de la philosophie de Spinoza comme illustrant parfaitement la maxime de Marc Aurèle : Il faut être droit et non redressé.

Je sais que Spinoza n'est pas d'un abord facile. À preuve, la simple retranscription du début de la Première Partie de l'Éthique : De Dieu. Définitions :


"I. Par cause de soi, j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu'existante.
II. Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature. Par ex., un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même une pensée est bornée par une autre pensée. Mais un corps n'est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps.
III. Par substance, j'entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c'est-à-dire, ce dont le concept n'a pas besoin du concept d'autre chose, d'où il faille le former.
IV. Par attribut, j'entends ce que l'intellect perçoit d'une substance comme constituant son essence.
V. Par mode, j'entends les affections de la substance, autrement dit, ce qui est en autre chose; Par quoi il est aussi conçu.
VI. Par Dieu, j'entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie." Etc.

Suivent quelques Explications, et, dans la foulée, des Axiomes, complétés par des Propositions, qui appellent des Démonstrations, accompagnées de Corollaires ou de Scolies...

Il en va ainsi de tout l'ouvrage, intitulé précisément : Éthique démontrée selon l'ordre géométrique et divisée en cinq parties dans lesquelles il s'agit I De Dieu  II De la nature et de l'origine de l'esprit  III De l'origine et de la nature des affects  IV De la servitude humaine ou des forces des affects  V De la puissance de l'intellect ou de la liberté humaine. Ouvrage publié après la mort de Spinoza, auquel il a consacré presque quinze années de sa vie, de 1661 à 1675.

L'abord, donc, n'est pas aisé, à cause de la forme donnée au discours, une démonstration selon l'ordre géométrique. Claudel parle d'un "poème géométrique" : un poème, peut-être, mais pourquoi cette forme "géométrique" ? Pour certains, simplement, c'était la mode, au XVIIième siècle, à l'époque de Descartes, d'utiliser cette forme littéraire.

Je pense qu'il y a beaucoup plus pour Spinoza. Non que Spinoza perçoive l'univers à la manière mathématique : pour lui Dieu n'est pas géomètre ! Mais cette méthode est celle qui permet à Spinoza, à la fois de s'affranchir des autorités théologiques de sa communauté d'origine, et de développer sa propre démarche intellectuelle, cohérente avec la conception qu'il se fait de Dieu et de l'univers. Ici sa vie rejoint sa philosophie.

Je m'explique. Quelques mots d'abord de la biographie de Spinoza. Baruch Spinoza naît à Amsterdam en 1632 dans une famille de marchands appartenant à la communauté maranne. Très doué, il est remarqué jeune et participe, de 1645 à 1650, au groupe d'études talmudiques de la yeshiva Keter Torah dirigée par le grand rabbin Saul Lévi Morteira, en vue de devenir rabbin lui-même. Mais les choses ne tournent pas comme prévu. Le jeune prodige Baruch se retrouve de moins en moins dans les enseignements de la Torah. Secrètement, il doute. Un événement en avril 1647 le fait intimement basculer : il assiste à la flagellation publique d'Uriel da Costa - convaincu de déviance doctrinale - qui se suicide après l'exécution de la peine.

Spinoza va chercher un peu d'air à l'extérieur : il entre en 1652 [il a 20 ans] à l'école de Van den Enden, où il apprend le latin et le hollandais. Il y rencontre les Collégiants [protestants libéraux], il fait du théâtre et tombe amoureux de la fille de Van den Enden... Mais, considéré pour ses opinions  comme athée - selon lui Dieu n'est rien de plus que la Nature et il n'y a pas de vie éternelle - son hérésie est sanctionnée : le 27 juillet 1656 [il va avoir 24 ans], le 'herem [l'excommunication] est solennellement prononcé contre lui -  ce qui vaut une exclusion de la communauté juive :

"À l'aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos livres saints et des six cent treize commandements qui y sont enfermés etc. [...] Qu'il soit maudit le jour, qu'il soit maudit la nuit ; qu'il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu'il veille. Veuille l'Éternel ne jamais lui pardonner. Veuille l'Éternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi etc. [...]".

Le rabbin Morteira ajoute à l'adresse des fidèles rassemblés : "Sachez que vous ne devez avoir [avec Baruch Spinoza] aucune relation ni écrite ni verbale. Qu'il ne lui soit rendu aucun service et que nul ne l'approche à moins de quatre coudées. Que nul ne demeure sous le même toit que lui et que nul ne lise aucun de ses écrits". Ce 'herem est pour toujours.

Voilà donc Spinoza seul, face à lui-même, sans soutien, exclu de sa communauté - mais libre de penser par lui-même. Il n'a plus de comptes à rendre à quelque autorité que ce soit. Seul, il va construire sa pensée, et se construire lui-même - vie et philosophie allant pour lui de pair.

Dans son premier écrit Traité de la Réforme de l'entendement [paru, inachevé, après sa mort en 1677] il livre une piste majeure pour comprendre sa démarche. Pour lui, la philosophie n'a pas d'autre fin que la libération, libération de l'impuissance, de la tristesse, de la superstition [les croyances religieuses]. Tout part d'une décision. Les premiers mots du Traité de la Réforme de l'entendement l'indiquent : "Je décidais enfin de chercher s'il n'y avait pas quelque chose qui fût un vrai bien, communicable par soi, et par lequel seul, une fois tous les autres rejetés, l'âme serait affectée ; bien plus s'il n'y avait pas quelque chose dont, par la découverte et l'acquisition, je jouirais dans l'éternité d'une joie suprême et continue".

Spinoza, au départ de sa philosophie, prend la décision philosophique de rechercher ce qui serait un "vrai bien", par opposé à ce que dans la vie courante on appelle un bien, savoir : le plaisir, les honneurs, la richesse. Ce n'est pas qu'il n'ait pas été sensible à l'attrait de ces biens courants - mais il veut se mettre en quête de quelque chose dont il jouirait "dans l'éternité" [par opposé à la fugacité des autres biens] "d'une joie suprême et continue". On l'a souvent dit : Spinoza est le philosophe de la joie ; la décision, existentielle, qui est au départ de sa philosophie, l'amène à se détourner de ce que le commun des hommes appelle un bien, pour se mettre en recherche du vrai bien qui procure le plus de joie : la suprême félicité.

De là l'accord profond, impeccable, entre la vie du philosophe, et sa philosophie. Il ne s'agit pas de deux choses différentes, mais d'un seul et même acte, d'une seule et même tension. Spinoza est parfaitement "droit" au sens où l'entend Marc Aurèle.

Sa façon de vivre, simple, dans l'équanimité, indépendante, constitue comme un témoignage de sa philosophie. Spinoza lui-même présente cet argument pour se défendre des accusations d'athéisme : "Les athées, en effet, ont l'habitude de rechercher les honneurs et les richesses, choses que j'ai toujours méprisées ; tous ceux qui me connaissent le savent bien" [Lettre à Jacob Osten, janvier 1671].

Spinoza, donc, rejeté de sa communauté, organise son existence solitaire dans la simplicité, vivant du métier de polisseur de lentilles pour lunettes, loupes, voire télescope - métier dans l'exercice duquel il excelle. Et ayant gagné sa liberté, il pense par lui-même non tout seul, isolé - il commente par exemple Descartes - mais sans avoir à en référer à une quelconque autorité théologique.

Nous retrouvons ici l'enjeu de l'écriture de son oeuvre philosophique selon l'ordre géométrique. Ne relevant d'aucune tradition, ne dépendant d'aucune école, Spinoza s'est forgé par lui-même une certaine conception de l'univers, qui tient en ceci : il n'y a qu'une seule substance, Dieu ; elle a une infinité d'attributs ; elle est cause de soi comme cause de tout ; tout en suit donc de toute éternité avec nécessité.

La méthode géométrique, qui procède par déductions, apparaît dès lors comme essentielle pour montrer, selon les vues de Spinoza, comment le monde est impliqué dans Dieu [et non créé]. Tout ce qui est a une cause. L'exigence de l'ordre veut que nous cherchions la cause qui est cause de toute chose. C'est pour cela que la première définition de l'Éthique est la définition de la cause de soi. Comme l'écrit Gilles Deleuze : la cause de soi est le sens originaire de toute causalité. Et dans cette perspective, l'ordre géométrique, qui procède par définitions, axiomes, propositions et démonstrations, se révèle, par nature, le plus adéquat pour le développement d'une telle philosophie.

Cependant l'Éthique, malgré son appareil mathématique, n'est pas un traité abstrait. Ce que Spinoza veut en écrivant l'Éthique, c'est nous conduire sur le chemin de la libération [nous libérer des fausses croyances, de l'attrait des biens courants], nous conduire sur le chemin de la joie, en nous démontrant en quoi consiste le bien suprême seul véritablement désirable. Dans l'Éthique, un grand nombre de propositions appellent des démonstrations qui offrent un aspect pragmatique, c'est-à-dire ne sont pas seulement l'énoncé logique d'une déduction, mais l'énoncé d'un acte à accomplir.

Il est difficile d'imaginer plus grande solitude de pensée que celle de Spinoza. Penseur solitaire il fut cependant aussi passeur pour tant d'hommes et de femmes qui ont trouvé dans sa philosophie, et trouvent encore, lucidité et paix.


N'allez pas là où le chemin peut mener. Allez là où il n'y a pas de chemin et laissez une trace.
Emerson



26/05/2013
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