voilacestdit

voilacestdit

Une saison en enfer

 
 
 
Ce titre, qui est celui, on le sait, d'un recueil poétique de Rimbaud, me donne à penser quant à la saison que le poète a traversée, mais aussi quant à celle que nous, aujourd'hui, traversons.
 
Dans ce petit livre qu'il donna à imprimer il y a tout juste 150 ans à l'automne 1873 (mais non publié, les textes ne paraîtront qu'en 1886 dans une revue, alors que son auteur avait déjà fait une croix sur la poésie), Rimbaud témoigne de sa propre descente en enfer, lors de son errance à Londres en compagnie de Verlaine et suite à leur violent conflit à Bruxelles, au cours duquel Verlaine lui tire dessus à deux reprises, le blessant au poignet. Ses tourments, sa folie, sont à l'origine de sa descente en enfer. Mais de cet enfer dont, selon la tradition, personne ne revient, Rimbaud n'y passera qu'une saison — et cette saison ouvre sur une aurore ("Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes"). L'expression de l'espoir prend le dessus.
 
Je me mets ainsi à penser, lisant ces lignes de feu, que nous-mêmes, vivant cette descente en enfer d'un monde qui s'embrase, il ne faut pas renoncer à espérer que nous n'y passerons qu'une saison, qui ouvre sur une aurore. "Je sais aujourd'hui saluer la beauté "  : cette affirmation de Rimbaud, à la fin de "Délires II", prouve qu'il est sorti de l'enfer. Qui saura, demain, parmi nous, saluer la beauté ?
 
On lit souvent la Saison comme une autobiographie. Verlaine lui-même en parle comme d’une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique". Le matériau, certes, est autobiographique, mais le matériau est une chose, le feu autre chose. Le feu est d'un autre ordre  — d'où le recours systématique, dans le récit, à des digressions et à des ellipses d’allure onirique ou épique. Relation d'une extraordinaire épopée personnelle, la Saison est au plein sens du terme une création poétique. Et qu'est-ce que la poésie, sinon une oeuvre au noir, qui opère dans le feu une libération de l'esprit ? Il n'y aurait pas poésie si le lecteur n'était transsubstantié à travers les mots qui agissent en lui.
 
Rimbaud a écrit ces pages, il n'avait pas dix-neuf ans, en état d'intensité absolue, dans le feu de son inspiration, et certes ce petit livre d'une quarantaine de pages a la forme d'un brûlot, il met le feu à ce qu'il touche.
 
L'épopée commence par un "jadis" qui évoque des temps heureux passés : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient ". Ce temps heureux, c'est pour Rimbaud celui de son enfance ; c'est pour le lecteur celui, souvent enjolivé, du temps d'avant. Mais voilà. "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l'ai trouvée amère. — Et je l'ai injuriée." La Beauté cachait des illusions. D'où l'amertume, et la révolte : "Je l'ai injuriée".
 
Commence alors ce qui deviendra une folle descente aux enfers : "Je me suis enfui". S'armant contre la justice, renonçant à  "l'espérance humaine",  risquant "la folie", le révolté s'est trouvé  "sur le point de faire le dernier couac ! " (allusion clairement autobiographique à la rixe avec Verlaine). Rimbaud souffre trop : Il songe à "rechercher la clef du festin ancien".
 
"La charité est cette clef." Le monde ancien qu'il se remémore était animé par la charité. Rimbaud en éprouve presque la nostalgie, mais il se reprend aussitôt : "— Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"  L'heure n'est plus aux illusions, elle n'est plus à rêver au festin ancien. Rimbaud détache, à l'intention du "cher Satan" quelques "hideux feuillets de [son] carnet de damné".
 
Chacun a son enfer. Dans les pages exaltées de son carnet de damné, jusqu'aux plus hallucinées, dans "Mauvais sang", ou "Nuit de l'enfer", Rimbaud nous embarque dans son voyage infernal, fustigeant dans une même exécration la religion, le travail, la société, le progrès ("Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?") — au point d'avoir le sentiment de n'être plus au monde ("Ah ça ! l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis plus au monde.").
 
Puis dans "Délires I", revivant l'état paroxystique de sa relation avec Verlaine, Rimbaud, dont l'esprit est emporté par les "délires" de l'enfer, raconte crûment la vie du couple chaotique formé par la "Vierge folle" (Verlaine) et l'"Époux infernal" (lui)  : "Drôle de ménage !" — et dans "Délires II" entreprend de raconter son propre délire ("À moi. L’histoire d’une de mes folies."), son exaltation poétique (une "folie" donc), détaillant les étapes de son invention d'un"verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens", ce qu'il nomme son"alchimie du verbe" : "J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges."
 
Dans cette même section de son alchimie du verbe, Rimbaud a inséré sept poèmes datant de 1872, donc d'avant la rédaction de la Saison (1873). Juste quelques mots sur l'avant-dernier : "Elle est retrouvée ! / Quoi ? l'éternité."
 
Ce poème magnifique, tout le monde le connaît, et le lit en lui donnant son sens symbolique d'accès au bonheur (l'éternité) — mais, ici, Rimbaud, se retournant sur son passé en citant ce poème ancien, et se moquant de lui-même, marque clairement qu'en cette Saison il ne croit plus à ce bonheur : ce n'était, écrit-il, qu'"une expression bouffonne et égarée au possible" . Ce n'était qu'une illusion, "une fatalité de bonheur" . Et il en vient à cette phrase capitale, lourde de sens, dans laquelle le mot "Bonheur" prend une majuscule, signe de sa nature spirituelle : "Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver".
 
Ce qui s'exprime ici, c'est le drame spirituel de Rimbaud qui, à un moment jadis, a aspiré au monde mystique, au Bonheur: "Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes : O saisons, ô châteaux ! / Quelle âme est sans défauts ? [...]
 
Cette fatalité du Bonheur empêchait que sa vie soit "dévouée à la force et à la beauté". Mais, la fin tombe comme un couperet :"Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté".
 
Retour donc au monde, une fois sorti de l'enfer ("C'était bien l'enfer ; l'ancien, celui dont le fils de l'homme ouvrit les portes"). Retour au monde, sans les illusions des idéaux utopiques. Et maintenant Rimbaud use de la première personne du pluriel, — nous incluant nous tous dans cette vision :"Nous sommes engagés" [...] dans une navigation hasardeuse : "Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue".
 
L'épreuve qu'a traversée Rimbaud dans cette saison en enfer est derrière lui. Au matin, malgré la fatigue de"la nuit" (la nuit des mystiques) et les "yeux las", il lui faut se réveiller "à l'étoile d'argent", à la vraie sagesse à laquelle, à travers ses errements et ses folies, il n'a cessé d'aspirer.
 
"Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre !"
 
Quant à nous ! nous voici nous aussi rendus au sol — mais avec l'espérance de l'étoile d'argent. Engagés dans la violence présente du monde, il ne faut surtout pas s'accorder à accepter les sombres prophéties dont la réalisation déjà hante notre conscience. La relecture de cette oeuvre flamboyante de Rimbaud en ces sombres temps m'apporte espérance et joie :
 
"Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes."
 
 
 


18/11/2023
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 104 autres membres