Vagabondages linguistiques : la poésie du gérondif
« Les rêves vont aussi vite que les voyages », écrit Yves Simon dans La Dérive des sentiments.
Rêve ? Voyage ? C’est en tout cas à de curieux vagabondages qu'invite un livre rencontré cet été, sur lequel je suis tombé fortuitement, une sorte d’OLNI, un Objet de Librairie Non Identifié - un livre sortant du lot des productions courantes : ni un essai, ni un roman, ni un recueil de poésies, mais un peu tout cela à la fois si on veut, un objet en tout cas qui donne à penser et à rêver, sur un thème à vrai dire peu habituel, et qui ne s’associe pas dans nos souvenirs aux moments les plus fascinants, mais plutôt les plus barbants de notre scolarité, je veux parler de la grammaire ! Et pourtant, dans quel voyage nous voilà embarqués si nous suivons l’auteur - un auteur passablement original - dans ce qu’il appelle les « vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots ».
Le titre du livre : Poésie du gérondif.
L’auteur, Jean-Pierre Minaudier, ancien élève de l’École normale supérieure et historien de formation, amateur de mots, s’est découvert sur le tard un amour pour les langues rares et les grammaires (sa bibliothèque personnelle contient, dit-il, quelque 1186 grammaires, concernant plus de 800 langues). On peut donc tomber sous le charme de la poésie de la grammaire ? L’auteur l’avoue : « Ce livre chante la poésie de la grammaire. Car il est des êtres dans la vie desquels cet art occupe la place de la lune pour Victor Hugo, de la mer pour Valéry, de Lou pour Guillaume et de Verlaine pour Rimbaud ; enfin, il en est au moins un, et il se trouve que c’est moi. »
On l’a compris, le voyage sous la conduite de ce guide original va nous mener vers des terra incognita à la fois poétiques, curieuses et exotiques, passionnantes à découvrir.
Le voyage imaginaire commence avec quelques questions intrigantes : comment se fait-il que certaines langues apparentées (ayant donc une origine commune) se trouvent exister aujourd’hui en des endroits fort éloignés géographiquement les uns des autres ? Aurait-on là la trace de l’origine de migrations de peuples ?
Pourquoi, alors que des langues cousines dravidiennes (le tamoul, le télougou, etc.) sont restées dans le sud de l’Inde, l’une d’entre elles, le brahoui, est-elle aller se perdre à la frontière commune du Pakistan, de l’Iran et de l’Afghanistan ? Que vient faire le cinghalais (indo-européen, donc apparenté aux langues du nord de l’Inde) au Sri-Lanka ? Comment le hongrois (originaire de Sibérie, où il a encore deux petites soeurs, le khanty et le mansi) s’est-il retrouvé en Europe centrale ? Par quel biais le malgache (parlé au large de l’Afrique) se retrouve-t-il appartenir à la même famille que le rapanui, la langue de l’île de Pâques ? Le moken et le moklen (en Birmanie) être parlées par les nomades maritimes de l’archipel Mergui ?
Le ket, en Sibérie, seule langue à tons de cette région du monde [une langue à tons est une langue où une même syllabe peut se « chanter » sur plusieurs notes différentes et où cela compte pour le sens des mots, comme le mandarin, qui compte 4 tons] est-elle apparentée aux langues chinoises, le mandarin, le cantonais, le hakka ? ou se rattacherait-elle aux langues athapascanes du Canada et des États-Unis, dont le slavey et navajo font partie (ce qui constituerait alors la seule trace de l’origine des migrations qui, par le détroit de Béring, ont donné naissance aux Indiens d’Amérique) ?
D’autres langues sont considérées sans parenté (on les appelle des isolats) : la plus parlée est le coréen ; les plus nombreuses se trouvent dans les deux Amériques - ainsi (l’énumération qui suit recèle une indéniable puissance poétique) : l’urarina, le kwaza, le kamsá, l’andoque, le tikuna, le warao, le purépécha, le tarasque, le zuňi, le kootenai, le karuk, le natchez, le washo, le yuchi...
Compter aussi le basque !
Au chapitre des curiosités qu'offre l’extrême variété grammaticale des langues, je retiens, par exemple, les consonnes : le français en a 18, le record appartient au !xoon, une langue khoïsane parlée en Namibie et au Botswana, qui en aligne 117 ou 126 selon les analyses ! le kabyle en compte 74 (mais 3 voyelles seulement, le français 14 ou 15 - il s’agit de ce qui est prononcé, pas des lettres).
Dans quelles langues trouve-t-on les mots les plus longs ? Ce pourrait être les langues esquimaudes, qui ont des mots indéfiniment allongeables qui, en français, peuvent correspondre à des phrases entières, comme par exemple, en inuit : Tuktusiuqatiqarumalauqpuq, qui veut dire : « Il désira avoir un compagnon de chasse au caribou ».
Autre curiosité (parmi bien d’autres recensées) que je me plais à relever : il existe des langues où l’on compte non pas en base 10 comme nous (sur les deux mains), mais en base 20 (sur les deux mains et les deux pieds) : ainsi le basque et le chinantèque. Le sumérien comptait en base 60 (il nous en reste une trace, notre manière de compter les secondes et les minutes).
À noter encore : Il est des langues qui ne distinguent pas le genre, comme le mandarin, le japonais, le turc, l’estonien, le basque. (Ceci nous vaut une page savoureuse : les locuteurs de ces langues se mettant au français, agacés d’avoir à mémoriser un fauteuil, une casserole etc. Un francophone tend à se figurer une grenouille comme un animal d’essence plus féminine qu’un crapaud. Les expressions « une grenouille mâle » et « un crapaud femelle » ne sont pas d’un emploi spontané etc.)
De nombreux idiomes, à commencer par les langues chinoises, ne distinguent pas de temps verbaux : au besoin, on recourt à un adverbe du genre « jadis » ou « demain ». D’autres confondent le présent et le passé mais distinguent un futur ; d’autres encore confondent le présent et le futur mais distinguent un passé etc.
Plus fascinant encore : ce que les linguistes appellent les « évidentiels » . Certaines langues d’Amazonie recourent à des formes verbales différentes selon la manière dont l’information est parvenue au locuteur. Ainsi pour dire « Le chien l’a mordu » on a le choix (mais on est obligé de choisir) entre cinq formes différentes, selon que l’on a vu la personne se faire mordre, on a entendu les aboiements, on l’a appris de quelqu’un, on fait une déduction en voyant la blessure, ou on déduit mais de façon moins directe… Il semble évident dans ces cas que cette palette d’expressions obligatoires incite les locuteurs de ces langues à se préoccuper du réel de manière différente de nous, Occidentaux : elle les pousse à mémoriser systématiquement la manière dont l’information leur parvient.
Toutes ces structures linguistiques particulières influent sur la vision du monde que partagent les peuples qui parlent ces langues.
Et voilà - ce n’est pas le moindre mérite de ce livre à mes yeux - que nous est offerte une magnifique leçon d’humilité (notre vision du monde est une parmi d’autres) et de réalisme (le monde ne se laisse pas enfermer dans une seule appréhension) : tout cela exposé avec humour et poésie à travers l’usage des grammaires du monde entier.
Comme le dit si justement notre cher Montaigne : « Je ne sache meilleure école à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature »...
Au taaleita’ini i’o va’alevu ca’ e ti’o mai ina veisiga
Je t’aime chaque jour davantage
[Exemple grammatical en fidjien]
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