XY, de Sandro Veronesi
Voilà encore un roman qui, à l'instar des Chaussures italiennes [voir un billet précédent], se lit comme un polar, mais est, en vérité, un roman philosophique. Un thriller magistralement mené qui traite de l'inexplicable, de l'inconcevable, de l'indicible - devant quoi la science échoue à fournir une explication, la Raison ne parvient pas à faire la lumière.
L'auteur, Sandro Veronesi, architecte de formation, accède à la notoriété en tant qu'écrivain avec Chaos calme paru en 2005 en Italie. Déjà lauréat de nombreux prix littéraires, y compris en France avec en 2008 le prix Femina étranger et le prix Méditerranée étranger pour Chaos calme, Veronesi est reconnu comme l'un des écrivains italiens majeurs de sa génération. Son propos dans XY est d'explorer "cette maladie sociale qu'est notre désir obsessionnel de rationalité".
L'histoire se passe dans un petit village perdu dans la montagne du nord de l'Italie, Borgo San Giuda, isolé par la neige, les difficultés de communication, l'absence de réseau (pas de TV, pas de portables), où la petite communauté de quarante-deux personnes qui compose le village vénère saint Judas Thaddée, apôtre et martyr, protecteur des déshérités et des cas désespérés. Un village où précisément pas grand chose se passe : seul un traîneau, tiré par des chevaux, amène chaque jour d'hiver une dizaine de touristes venus admirer l'église consacrée à saint Judas Thaddée et s'extasier devant un immense sapin glacé.
Un matin, le traîneau se présente sur la place, ponctuel comme toujours, mais vide, le cheval terrorisé, les yeux exorbités. Que s'est-il passé ? Le curé se précipite en motoneige avec deux autres villageois, dans le brouillard, la neige, sur les traces du traîneau, vers la forêt. Ce qu'ils vont découvrir va rester à jamais gravé dans leur mémoire : "C'est le moment qui a changé nos vies, dit le curé, nous l'avons tous reconnu et aucun de nous ne pourra jamais l'oublier".
"Qu'est-ce que vous avez vu ?", demandera le Procureur. "L'arbre, nous avons vu l'arbre [...] Il était là, à sa place, à l'entrée de la forêt, cristallisé comme toujours dans son manteau de glace - mais il était rouge [...] Nous avons vu l'arbre glacé trempé de sang." Et puis ils ont vu les corps. "Le mot corps ne rend pas l'idée : d'abord parce qu'il s'agissait des restes, pour la plupart, de pauvres parties éparpillées de pauvres intégrités perdues ; et puis parce que la neige avait déjà tout recouvert." Un massacre atroce. Dix cadavres. Et un gros oeuf de neige : la tête du conducteur de traîneau séparée du corps.
Les médias s'emparent de l'affaire. L'enquête, tenue secrète, révèle que les victimes sont toutes mortes de manière différente : décapitée, asphyxiée, étouffée, empoisonnée etc. et même tuée par l'attaque d'un requin. L'impensable. Les autorités sont dépassées. "Comment peut-on dire certaines choses ? C'est inconcevable. Et pourtant, il est tout aussi inconcevable de se taire". La seule solution concevable du problème est la dissimulation du problème lui-même. Les autorités judiciaires vont alors procéder à la "rationalisation de l'affaire". La forêt est interdite, les résultats des autopsies sont falsifiés, l'alternative est de couper la tête aux cadavres et de dénoncer une attaque terroriste de source islamique.
Seulement, le curé, lui, a vu, il connaît la réalité de certains des faits inexplicables que les autorités dissimulent. Un autre personnage entre en scène : une jeune psychiatre et psychanalyste qui, au moment même où "la chose" (comment dire autrement) a eu lieu, a vu se rouvrir, inexplicablement, une ancienne blessure, et ayant eu accès par le biais de son ancien compagnon, substitut du Procureur, à la version authentique du rapport judiciaire, décide de venir offrir son aide aux habitants de San Giuda.
Lui et elle vont donc affronter le traumatisme collectif, au milieu des ténèbres, de la folie qui guette les habitants : "Dans le village les gens sont en train de devenir fous, tous [...] Ils n'arrivent plus à être ce qu'ils sont, comme si une vieille cicatrice s'était rouverte tout à coup, en faisant gicler du sang tout autour, comme si un abîme s'était grand ouvert, d'où bondit un monstre - le passé - qui est en train de les dévorer".
Et affronter les grands questionnements : si les explications scientifiques ne tiennent pas, vers quoi, vers qui se tourner ? Il ne sert de rien de tronquer les faits faute de pouvoir les expliquer. "C'est une chose de clôturer le poulailler, et une autre de prendre le renard".
Dans des dialogues étonnants, la jeune psychiatre et le prêtre s'ouvrent l'un à l'autre, frôlent les abîmes. Le prêtre cherche la main de Satan qui "s'est rassasié du sang des innocents et, depuis ce moment-là, nous refuse le soleil, la lune, les étoiles et toutes autres sources de lumière pour nous entraîner dans les ténèbres de la folie". Satan... à moins que ce ne soit... Dieu ? L'affreux doute assaille le curé. "Et même plus qu'un doute, une peur. Dieu a accompli des actes encore plus sanglants, il a frappé tant de fois ses propres fils. Il y a toujours eu ensuite quelqu'un qui les a expliqués, qui les a interprétés, et ces massacres sont apparus sensés, nécessaires, et même justes : mais pour les hommes et les femmes qui tombaient sous sa fureur, ou pour ceux qui restaient debout mais voyaient les autres tomber, eh bien, pour ceux-là, il devait être difficile de distinguer la nécessité et la justice de ces actes." Des accents qui rappellent le Livre de Job. La "quintessence du mal" éprouve la foi du croyant.
La jeune psychiatre, quant à elle, trouve son salut dans l'acceptation : "J'ai accepté de ne pas savoir ce qui s'est passé oui je l'ai accepté et je me suis sauvée". Reste, dans tous les sens du terme, l'énigme.
Sandro Veronesi nous offre avec ce roman un livre magnifique tout à fait étonnant. L'étonnement qui est le commencement de la philosophie.
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