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Proust

À l'occasion du centenaire de la mort de Proust

 

 

A-t-on quelque chose à apprendre (ou à prendre) de Proust ? Au delà du plaisir littéraire que donne la lecture de Proust, je suis pour ma part fasciné par sa prodigieuse sensibilité, qui s’exprime à travers ces fameuses phrases pleines de détours et de rebonds, d’incidentes, de digressions à en perdre le souffle — et appréhende les personnages : Swann et Odette, Bloch, Oriane, Verdurin, Albertine, Charlus…à la manière cubiste — donnant à voir ensemble et la face et le profil, les côtés lumineux et les parties sombres, voire des composantes apparemment incompatibles d’une même personnalité. Loin des cloisonnages surfaits auxquels nous habitue la pratique de la pensée unique ! 

Ces personnages, chez Proust, ne sont pas taillés d’un seul bloc, dans le marbre. Ils ne sont pas décrits réalistement, mais appréhendés à partir des impressions que le Narrateur [personnage principal d' À la Recherche du Temps perdu et qui reste inconnu : pas de nom, pas d’âge, pas d’apparence physique, le   « monsieur qui dit  je »] reçoit, ou a reçu dans le passé et dont il active la mémoire, ou en subit le choc [mémoire involontaire].

Les personnages de Proust ne nous sont pas présentés, comme le sont ceux de Balzac, Stendhal, Zola, Flaubert… par un narrateur omniscient qui dispose à l’avance d'informations annonciatrices de l'intrigue : ils apparaissent, à nous lecteurs, comme ils apparaissent au narrateur lors de leur rencontre. Et chacune des rencontres offre, avec un nouveau ressenti, un point de vue différent, complémentaire, quelquefois contrasté (la face et le profil du cubisme). Chaque "apparition", dit Proust, "est une création nouvelle, différente de celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de toutes ".

 

Prenons ainsi le personnage emblématique d’Albertine [dont le nom est celui qui revient le plus souvent dans la Recherche]. Proust dit d’Albertine qu’elle est « innombrable » . Elle apparaît au cours des rencontres comme un faisceau de différences cloisonnées, d’incompatibilités contigües ; sous ses « bonnes façons » perce « son ton rude et ses manières  "petite bande" », se dévoile son côté « mauvais genre » ; surtout le narrateur découvrira, devinera au cours de sa relation amoureuse, dont la remémoration occupe une grande partie du récit de la Recherche, l’indifférenciation d’Albertine : elle aime, a aimé d’autres jeunes filles...

Les personnages chez Proust sont toujours associés à l’espace, aux paysages. Les « jeunes filles en fleurs » apparaissent dans le cadre de la cité balnéaire de Balbec ; elles sont  liées à la mer, à la plage, où elles évoluent en « petite bande », déambulent comme « une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage une promenade », se mêlant au paysage changeant.

De cette petite bande se dégage un visage, celui d’Albertine, que le narrateur, lors d’une scène intense en émotions, tentera d’embrasser.  Mais il se heurte à une expérience de morcellement et de rejet. « C’est dix Albertines que je vis […] une déesse à plusieurs têtes […] mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez, s’écrasant, ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris, à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser la joue d’Albertine ».

« Détestables signes », prémonition de la « bombe » qui éclatera plus tard, quand, après quelques soupçons, le narrateur, engagé dans cette relation d’amour-haine, de désir-dégoût, de retrouvailles-séparations, a confirmation, après la mort d’Albertine, des activités homosexuelles de la disparue.

La perception d’Albertine avait toujours été incohérente, disparate, dans ce réceptacle qu’offrait l’amour du narrateur, lequel évoque « ce fractionnement d’Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertine » qui le trouble car cela agit encore en lui : "[…] ces moments du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le mouvement qui les entraînait vers l’avenir — vers un avenir devenu lui-même le passé — nous y entraînant nous-mêmes. »

Proust en est convaincu : « L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. » On ne connaît les autres qu’en soi :  à travers précisément les sensations, les impressions, innombrables, variées, changeantes, quelquefois contradictoires qu’ils laissent en nous. Et finissent par agir en nous-mêmes nous modifiant nous-mêmes. 

Nous voilà bien loin de l'univers simple, voire simpliste, des idées reçues. Les personnages de Proust sont composites, formés d’éléments différents, contrastés, changeants. Perçus à travers l’extrême sensibilité du narrateur [que traduisent à merveille les longues phrases de Proust, la ramification en disjonctions, en distinctions], ils révèlent en définitive à ce dernier qu’il n’est pas lui-même un être simple : « Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de moments. C’était aussi moi-même […] Je n’étais pas un seul homme. » 

En somme, cette réflexion va surprendre, je me prends à penser que Proust anticipait en quelque sorte dans son roman l’approche de Heidegger vis-à-vis de l’être. Ce qui préoccupait Heidegger, c’était de penser. Mais penser, disait-il, ce n’est pas manier des concepts. Le concept éloigne du réel, le masque. Penser signifie voir ce qui est, voir ce qu’est le phénomène. Cela peut paraître surprenant, mais nous sommes très peu préparés à voir ce qui est.

Il s’agit pour Heidegger — l’expression est forte — de sortir de « la camisole de force des concepts » pour ouvrir un autre rapport à la pensée qui ne repose pas sur la saisie mais sur le regard, qui ne cherche pas à « capter » le phénomène considéré, mais à le faire « apparaître » — faire que nous soyons à même de rassembler et de recueillir ce qu’il est. 

La rencontre de l’autre, chez Proust, relève du même processus. Elle se fait non en tentant de « capter » l’autre à travers une image, une représentation, un savoir — mais en le laissant « apparaître » et en entrant en lien avec sa présence même : ce qui explique que la connaissance de l’autre nous modifie nous-même, éclaircit notre rapport à notre propre existence. 

 

 



19/11/2022
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