voilacestdit

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Âme brisée

 
ÂME, subst. fm. Musique. Âme d’un instrument à cordes. Petite pièce de bois interposée, dans le corps de l’instrument, entre la table et le fond, les maintenant à la bonne distance et assurant la qualité, la propagation comme l’uniformité des vibrations.
Trésor de la langue française
 
 
 
 
Il me plaît de vous raconter quelques bribes de cette histoire émouvante, qui résonne étrangement dans l’air de ce temps empli de bruits et fracas de guerre, mais apporte aussi quand s’avance l’ombre une espérance de lumière et sérénité.   
 
 
Automne 1938, Tokyo
 
La Chine et le Japon sont en guerre depuis un an déjà. À Tokyo, Yu, Japonais, violoniste amateur, a monté un quatuor avec trois Chinois, des amis étudiants. Le groupe se retrouve pour répéter dans la grande salle de réunion du Centre culturel municipal. Ce dimanche après-midi, Yu est accompagné de son fils Rei [prononcer Re-i], âgé de onze ans, qui lit seul sur un banc dans son coin. Yu prépare la salle avant l’arrivée de ses amis. Il fait savoir à son fils qu’il pourra continuer à lire pendant qu’ils répéteront, mais dira bonjour à ses amis quand ils arriveront. Il voudrait bien aussi parler plus tard avec lui du livre qu’il lit, de cette scène en particulier où le héros évoque son papa, qu’il n’a plus, comme son fils n’a plus sa maman... 
 
Les amis musiciens chinois entrent tout juste dans la salle, deux hommes et une femme, entre vingt-cinq et trente ans. Le plus jeune, Kang, est violoniste, la jeune femme, Yanfen, altiste, et le troisième, Cheng, le plus âgé, violoncelliste. Rei leur dit Bonjour ! en leur faisant de petites courbettes. Les musiciens chinois lui répondent en même temps, les hommes levant la main, Yansen lui envoyant un beau sourire. Le groupe s’installe. Ils sont assis à présent tous les quatre, formant un demi-cercle. 
 
Yu demande à son fils de tirer les rideaux noirs et allumer la lumière. Le groupe commence la répétition du premier mouvement du quatuor à cordes en la mineur de Schubert, dit « Rosamunde ». Ils ont fini de jouer la reprise, pour autant ils ne se sentent pas prêts à attaquer la seconda volta. Yu exprime son sentiment sur le motif initial qu’ils tentent d’esquisser : le thème, selon lui, est l’expression de la nostalgie pour un monde paisible et serein, plus harmonieux que celui d’aujourd’hui dans sa laideur et sa violence ; en revanche, le motif présenté par l’alto et le violoncelle s’entend comme la présence obstinée de la menace prête à envahir la vie ; la mélodie introduite par le second violon traduit quant à elle l’angoissante tristesse qui gît au fond de notre coeur…
 
Le quatuor sino-japonais continue ainsi, une heure environ, jusqu’à ce qu’il ait fini d’interpréter le premier mouvement. Le moment de la pause arrive. Le groupe échange amicalement. Puis vient le temps de reprendre. Yu propose d’attaquer le deuxième mouvement. Les musiciens se mettent en position. Une mélodie simple, touchante, lancinante, transparente comme un ruisseau de larmes, commence à couler sur les cordes du premier violon.
 
BRUSQUEMENT
la musique de Schubert est déchirée par l’irruption de voix d’hommes et des bruits de bottes.
 
D’instinct, Yu accourt vers son fils et lui demande de se cacher immédiatement dans la grande armoire. D’un bond, il va dans la remise et y dépose son violon. Juste à ce moment la porte d’entrée s’ouvre brutalement, et cinq soldats en uniforme kaki entrent avec fracas. Rei, caché dans l’armoire, retenant son souffle, observe ce qui se passe par le trou de la serrure : — Qu’est-ce que vous faites-là ? hurle un militaire qui paraît le chef — On fait de la musique — Dans le noir ? — C’est pour mieux se concentrer — Et quel genre de musique ? — Le quatuor à cordes en la mineur appelé communément « Rosamunde » — Ce n’est pas de chez nous, ça...
 
— Vous aussi, vous faisiez la même chose ? demande le militaire hargneux à Yanfen — Oui, répond Yu, c’est ma femme… Aîko. Elle joue de l’alto — Et les deux autres ? — Ce sont deux étudiants boursiers, des amis — Tu fréquentes les Chinetoques ? Nous sommes en guerre contre les Chinetoques, est-ce le moment de musiquer nonchalamment avec tes invités ? Est-ce vraiment pour la musique que vous êtes là tous les quatre ? Ce n’est pas pour autre chose ? — Si vous voulez, je peux vous montrer mon violon, dit Yu, qui va le chercher dans la remise. Le militaire prend le violon et assène deux solides coups de poing à Yu, qui tombe à terre ; puis, emporté par sa haine féroce, il jette le violon au sol et l’écrase de ses lourdes bottes de cuir.
 
Rei, pétrifié de peur, retourné par la violence que subit son père, assiste par le trou de la serrure à toute cette scène insoutenable. Arrive alors quelqu’un. — Mon lieutenant !, dit le militaire hargneux — Qu’est-ce qui se passe ici, caporal ? — Mon lieutenant, j’interrogeais ces individus louches, qui prétendent faire de la musique, dans le noir… — Pourquoi ce violon bousillé, caporal, vous ne savez donc pas ce que peut coûter un violon, ce qu’il peut contenir d’effort humain ? Puis, se tournant vers Yu : — Votre nom ? — Mizusawa  — Que répétiez-vous ? — Le quatuor à cordes de Schubert, opus 29, D.804, monsieur. — Rosamunde — Oui, vous le connaissez ? — Oui, un peu, c’est une oeuvre magnifique… Pourriez-vous jouer quelque chose pour nous montrer que vous faisiez réellement de la musique ? Mais votre violon est dans un état lamentable… — Je peux essayer de jouer un morceau de Bach, si M. Song veut bien me prêter son violon…
 
Une musique recueillie, calme, sereine, profonde, d’une clarté transparente, s’élève lentement dans le silence presque religieux que rien ne trouble, que personne n’ose rompre… les notes s’égrènent comme une enfilade de gouttes d’eau argentées sur une feuille de bambou… Long silence — Partita n° 3 en mi majeur de Jean-Sébastien Bach, la Gavotte en rondeau, dit le lieutenant, d’une voix tremblante. Monsieur, vous avez magnifiquement joué. Il est maintenant clair que M. Mizusawa et ses amis faisaient de la musique ensemble ici, le soupçon est levé, n’est-ce pas caporal ?
 
Un soldat entre alors précipitamment dans la salle : — Lieutenant, je suis chargé de vous transmettre un ordre, tous les suspects interrogés doivent être emmenés sans exception au QG… — Vous avez entendu, je suis obligé de vous faire tous conduire au QG. — Caporal, je vous charge de les emmener.
Le caporal ordonne à ses hommes d’escorter le couple suspect et les Chinetoques.
 
Le lieutenant, resté seul, pose son regard sur le violon mutilé, le prend dans ses mains, se demande ce qu’il doit en faire. Il avise alors la grande armoire, l’ouvre doucement. La lumière pénètre dans l’armoire… les pieds d’un enfant entrent dans son champ de vision… Il se baisse lentement, ses yeux rencontrent ceux d’un garçon blême de peur, il lui sourit, ne voulant pas l’effrayer…  — Kurokami ! Lieutenant Kurokami !, crie une voix.
Sans mot dire, il tend au garçon le violon cassé, et s’empresse de fermer l’armoire. 
— Ah, te voilà ! Qu’est-ce que tu fous là, Kurokami ? On s’en va.
 
Les voix s’éloignent. Les pas aussi. Rei s’assure qu’il n’y a plus personne, il sort sans bruit de sa cachette, portant le violon détruit dans ses mains, et dans la nuit rejoint sa maison, contre la porte fermée se blottit sur lui-même, ferme les yeux, et bientôt sombre dans le sommeil…
 
[…]
 
Printemps 2005, Paris
 
Salle Pleyel. Une jeune violoniste virtuose chinoise, Midori Yamazaki, donne un concert. Elle joue en deuxième partie le concerto d’Alban Berg « À la mémoire d’un ange ». Le premier mouvement évoque les éclats de vie d’une enfant marchant joyeusement, jouant gaiement, riant sans retenue ; puis surgit, avec le second mouvement, le mal et son inexorable marche vers la mort. Le violon de Midori Yamazaki se tord de douleur, se détachant du foisonnant déploiement sonore de l’orchestre, qui semble indiquer la sourde menace que suscitent la maladie et les souffrances de l'enfant. Soudain, le calme s’installe : c’est la célèbre citation de la cantate de Bach  Ô, éternité, toi, parole foudroyante. À partir de ce moment-là, la musique glisse doucement vers l’apaisement, pour aboutir à une fin sereine, où le violon ne cesse de monter de note en note vers l’infini disparaissant dans le silence…
 
Le silence dure longtemps dans la salle. Puis c’est une interminable avalanche d’applaudissements. L’interprète disparaît quatre fois dans les coulisses, après avoir répondu aux applaudissements redoublés du public. Elle revient encore, et prend la parole : — Je voudrais vous parler de mon violon, de ce merveilleux violon qui m’a été prêté par un luthier français, M. Jacques Maillard. Il est aussi japonais. Il s’appelle M. Rei Mizusawa.
 
Rei, alias Jacques Maillard, adopté par une famille française après le drame de la disparition de son père, luthier de son état, tout ému, est aux premiers rangs, avec sa femme Hélène, archetière. La violoniste poursuit : — Ce violon appartenait au père de M. Maillard, M. Yu Mizusawa. Un jour de 1938, ce violon a été détruit par un acte d’une violence inimaginable…
 
Midori Yamazaki raconte toute l’histoire du violon. — Ce petit garçon, Rei, qui tremblait de peur dans l’armoire, a reçu de mon grand-père, le lieutenant Kurokami, le violon cassé de son père et, devenu luthier, a consacré sa vie à le restaurer. C’est sur ce violon que j’ai eu l’honneur de jouer ce soir avec un archet fabriqué par son épouse Hélène…
 
 
 
Ces bribes de début et de fin d’histoire (entre les deux, de nombreux rebondissements palpitants tiennent le lecteur en haleine) tirent leur source dans le récit qu’en donne l’écrivain japonais Akira Mizubayashi dans son livre magnifique  Âme brisée, écrit en français (né en 1951, Mizubayashi enseigne le français à Tokyo). 
Je remercie ici mon ami de plus de cinquante ans ! Gérard Ellerbach, qui m'a fait connaître cet auteur attachant !
 


27/04/2022
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