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Bruno Latour

 

 

La disparition du philosophe Bruno Latour ce 9 octobre m'incite à redonner un billet publié suite à la parution, en 2021, de son ouvrage  Où suis-je ? Ce conte philosophique résonne singulièrement comme un testament à l'adresse de ceux que Bruno Latour nomme "les terrestres" qui, au-delà de la crise sanitaire, ont à faire face à la crise autrement plus grave du Nouveau Régime Climatique, et doivent saisir l'opportunité de comprendre enfin dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper  — à défaut de nous développer à l’ancienne! 

 

 

 
 
Qohélet écrivait : « Le vent part au midi, tourne au nord, il tourne, tourne et va, et sur son parcours retourne le vent »... On dirait que ce vent souffle et tournoie jusqu’à aujourd’hui, à lire le dernier livre de Bruno Latour, qui décoiffe. 
 
Où suis-je ?, s'angoisse Bruno Latour, qui pousse une sorte de cri, comme au sortir d’un cauchemar :    « En me réveillant, écrit-il, je me mets à ressentir les tourments subis par le héros de Kafka, dans sa nouvelle La Métamorphose, qui pendant son sommeil s’est transformé en blatte, crabe ou cancrelat ». Voilà, le départ est donné de ce conte philosophique, qui prend appui sur la nouvelle fantastique de Kafka.
 
Il ne s’agit pas d’une énième interprétation de la célèbre nouvelle, non, juste d’un point de départ, d’une sorte d’aventure qui mènera loin, nous donnant à comprendre, à travers la difficile expérience du confinement, où nous habitons, où nous sommes en réalité confinés. 
 
Notre auteur donc, se met à ressentir les tourments de Gregor Samsa qui, à son réveil, découvre qu’il est devenu un « insecte monstrueux ». Embarrassé de son nouveau corps, il ne peut se lever pour aller travailler. Sa mère d’abord, puis son père et sa soeur viennent frapper à la porte de sa chambre pour le faire sortir de son lit, son supérieur lui-même viendra s’enquérir, mais rien n’y fait ; il ne peut plus se lever, son dos est dur comme l’acier, il doit apprendre à discipliner ses pattes ; se mouvoir dans sa nouvelle condition ; terrifié, il constate qu'il a subi une métamorphose.
 
« C’est comme si j’avais subi, moi aussi, poursuit Latour, une vraie métamorphose. Je me souviens encore que, avant, je pouvais me déplacer innocemment emportant mon corps avec moi. Maintenant je sens que je dois avec effort tirer dans mon dos une longue traînée de CO2 qui m’interdit de m’envoler en prenant un billet d’avion et qui embarrasse désormais tous mes mouvements […]  etc. « C’est comme une carapace de conséquences chaque jour plus affreuses que je dois apprendre à traîner […] Du coup, je gémis, je me contorsionne, terrifié par cette métamorphose — vais-je enfin me réveiller de ce cauchemar, redevenir comme avant : libre, intègre, mobile ? »
 
Pourtant il y a bien eu métamorphose. L’expérience du confinement nous en fait prendre conscience. Rien ne sera plus comme avant. « Le ‘monstrueux insecte’ doit apprendre à se déplacer de guingois, à se colleter à ses voisins, à ses parents […], tous embarrassés de leurs antennes, de leurs traînées, de leurs sillages de virus et de gaz, tous cliquetant de leurs prothèses… ».  Nous avons subi le sort de Gregor. Mais les humains, les vrais humains, où sont-ils ? Pas du côté des parents ou de la soeur de Gregor qui, claquemurés dans leur habitat, leurs habitus, leur vision ancienne du monde, sont devenus inhumains ; alors que Gregor, nous dit Latour, avec ses antennes, ses articulations, ses émanations… devient peut-être enfin un humain, et pourra nous aider à comprendre enfin où nous habitons.
 
Le termite vit au milieu de sa termitière, il est pour le coup confiné ! Sauf que la termitière, c’est lui qui l’a construite, en salivant motte après motte ; il ne sort jamais de sa termitière ; mais il peut aller partout, à condition d’étendre sa termitière un peu plus loin. Ainsi, métamorphosés, devons-nous comprendre le monde. Nous sommes confinés en Terre. La Terre, c’est notre termitière. « Au sens propre, rien ne nous environne, tout conspire à notre respiration »… Et nous voilà, nous les terrestres, partis avec Latour pour un étonnant voyage, un long cheminement à la manière des termites, au cours duquel nous rencontrons partout des genres de compatriotes, capables, par leurs ingénieries, d’inventions, qui ont avec les nôtres comme un air de famille. Voyage donc en compagnie des vivants que sont, non seulement les termites, mais aussi la termitière. Le mot « Terre » ainsi, ne désigne pas une planète parmi d’autres, mais un nom propre, qui rassemble tous les existants « qui ont un air de famille parce qu’ils ont une origine commune et qu’ils sont étendus, répandus, mélangés, superposés, un peu partout… » 
 
C’est Marcel Proust, je crois, qui écrivait : «  Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux ». Les paysages, ici, sont les mêmes, mais sous l’effet de la métamorphose que nous subissons, à l’instar de Gregor devenu insecte, donc devenu terrestre, tout va nous apparaître différent : « Tout ce que nous rencontrons, les montagnes, les minéraux, l’air que nous respirons, le fleuve où nous nous baignons, l’humus pulvérulent où nous plantons nos salades, les virus que nous cherchons à apprivoiser, la forêt où nous allons chasser les champignons, tout, jusqu’au ciel bleu, est le résultat, le produit, oui il faut bien le dire, le résultat artificiel de puissances d’agir avec lesquelles [nous avons] comme un air de famille ». La voilà, l’immense termitière à l’intérieur de laquelle se développent tous ces engendrements, démultiplications, fructifications qui font la vie. L’homme devenu-insecte participe à sa place à cette vie de l’intérieur, avec les autres terrestres, sans plus aucun droit à l’usage exclusif du monde, sans aucun droit à soumettre la nature, à exploiter à son unique avantage les sols, les sous-sols, les forêts etc. — cela, c’était dans le monde d’avant, celui des parents de Gregor.
 
Ce que Bruno Latour nous donne à comprendre dans ce conte philosophique, c’est que, ce que nous avons imaginé, entrevu, pressenti  à travers la difficile expérience du confinement (« Chacun s’est mis à vivre chez soi, mais d’une autre façon ») n'est pas utopique. Nous devons complètement changer (métamorphose) nos comportements, nos organisations, nos projets [dans une dizaine de courts chapitres passionnants, quelquefois discutables, Latour en développe différentes implications : géopolitique, économique, sociale, écologique…], nous ne pouvons plus user du monde comme avant. L’apprentissage du confinement est « une chance à saisir : celle de comprendre enfin où nous habitons, dans quelle terre nous allons pouvoir enfin nous envelopper  — à défaut de nous développer à l’ancienne ! » 
 
Un livre de modeste format, édité à bon escient chez Les empêcheurs de tourner en rond, pour tirer les leçons du confinement, et nous familiariser peu à peu avec le confinement généralisé qu’impose le Nouveau Régime Climatique...
 

 

 



15/10/2022
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