Comment il va ton monde ?
Comment il va ton monde ?
La rabbin Delphine Horvilleur dit tout de go − c’est le titre de son dernier livre − “Comment ça ne va pas ?” Au moins, les choses sont claires. Et c’est vrai que ça ne va pas fort dans le monde. Inutile d’exposer les menaces toujours plus fortes d’un conflit armé en passe de nous affecter tous sur le sol européen ; la petite musique, insupportable, qui monte, pour nous habituer à l'idée de la guerre ; l’horreur devant ce que subit le peuple palestinien. Inutile d’exposer nos craintes et rages devant le saccage de la planète et ses conséquences, pour nous et pour toutes les espèces de vivants etc.
Tout cela nous préoccupe, voire nous angoisse, mais comment, tout en étant partie prenante − nous le sommes, forcément, ça se passe dans notre environnement, chez nous, dans notre oikos (notre maison) − se tenir empathique mais à distance, pour simplement vivre sa vie ?
C’est vrai aussi que la notion de monde, malgré tout, est à dimension variable. Comment il va ton monde ? Le monde de quelqu’un qui est gravement affecté d’une maladie, qui voit peut-être la mort approcher, nécessairement se réduit à son propre sort − je doute qu’il soit en capacité de s’intéresser au sort du monde. Mon monde dépend de mes capacités à me projeter au loin ; de ma curiosité aussi : mon monde peut être borné ou très ouvert. À chacun se pose la question de son modus vivendi.
À chacun cette maxime, ou ce souci : “Il faut tenter de vivre” (Paul Valéry).
J’aime assez ces paroles d’un poète palestinien, Mahmoud Darwich, que cite Horvilleur, exprimant une belle philosophie de vie, qui concilie intériorité et extériorité :
“Quand tu rentres à la maison, ta maison, pense aux autres,
(N’oublie pas les peuples nomades.)
Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres,
(À ceux qui n’ont nulle part où rêver.)
Quand tu t’exprimes par métaphore, pense aux autres,
(Ceux qui n’ont pas droit à la parole.)”
Pour ma part, j’avance à bas bruit. J'écris à bas bruit. J’écris comme cela me vient, pour tenter de voir clair dans mon esprit. Je me pose bien des questions. L’essentiel, ce ne sont pas les réponses − il n’y en a pas toujours − c’est de comprendre ces questions, d’où elles viennent, les laisser ouvertes le plus loin possible.
Mais, aussi, “j’ai mon âge” (curieuse expression, dans laquelle on entend que l’âge est avancé). Il faut faire avec, avec le corps surtout (comme il vient de m’être rappelé avec des soucis de santé), accepter sa condition physique. Celle-ci ne va pas, naturellement, vers le mieux, elle se dégrade avec l’âge : moins d’énergie, moins de souplesse, moins de vivacité, moins de facilités. Et plus de fragilité.
[Autant dire que “mourir vivant” (en bonne santé) relève de l’exploit. Ce que disait à sa façon Michel de Montaigne dans les Essais (“De l’âge”) : “Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singulière et extraordinaire (...) c’est un bien rare privilège de nous faire durer jusque-là.”]
Mais l’esprit. L’esprit, en revanche, dans ses fonctionnalités principales, à condition bien sûr de ne pas souffrir d'une maladie neurologique, semble ne pas vieillir − à se demander même s’il ne se bonifie pas. Même si les connexions sont plus lentes, même si la mémoire (surtout la mémoire immédiate) est parfois défaillante, le cerveau, sauf accident, semble en mesure de garder la forme avec l’âge, intellectuellement parlant. C’est une aubaine de pouvoir réfléchir, écrire, vivre une vie intellectuelle pratiquement sans limitations.
L’esprit, en plus, se simplifie. Je suis d’accord avec Régis Debray, qui disait dans une émission à la radio : “Avec le temps, le corps se tasse, mais l’esprit se désencombre”. C’est un des effets du voyage vers l’intériorité que j’éprouve avec l’âge. Ce que Mona Ozouf exprime très bien aussi dans ces paroles : “Finalement la vieillesse complique la vie physique et la vie matérielle, mais simplifie la vie morale”.
Simplification : tel me paraît être l’enjeu de l’entrée dans cette contrée de la vie qu’on appelle le ‘crépuscule’, alors que la lumière du jour devient incertaine. Le regard porte moins loin, les couleurs s’estompent, le chemin s’éprouve plus aride − mais une précieuse lumière éclaire à l’intérieur qui invite à dire oui à la vie : cette vie-là, non pas amoindrie, mais recentrée ; l’expérience d’une sorte de retour sur soi, qui n’est pas un repli, mais un recueillement. Une manière d' "habiter" différemment mon monde...
Une rose dans la cour des Quinze-Vingts
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