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Crainte et pitié. Relire La Peste, de Camus

 

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Assurément on peut dire, comme je l’ai vu écrit ici ou là, que La Peste de Camus offre, de façon à peine déformée, un reflet de la crise que nous traversons. On parle aussi d’un roman symbolique, voire prémonitoire. Je ne dirais pas pour ma part ‘prémonitoire’. Une prémonition désigne en effet le pressentiment de savoir ce qui va arriver dans l’avenir, et je ne crois pas que ce soit le propos de La Peste. Camus se sert plutôt d’un événement imaginé — en l’occurence une épidémie de peste qui aurait frappé Oran dans les années 1940 — pour offrir une réflexion profonde et humaniste sur les comportements des individus dans une situation de crise de la société.
 
L’épidémie de peste contraint la ville d’Oran au confinement. Les portes de la ville sont fermées, il n’y a plus de contact avec l’extérieur. Les habitants ne sont pas confinés chez eux mais dans la ville. La situation n’est donc pas précisément identique à celle que nous connaissons avec le Covid-19. Il s’agit cependant dans le roman d’une épidémie qui se répand à une vitesse effrayante, le corps médical est débordé, les autorités sont dépassées, les soignants harassés, les moyens manquent, le moral de la population est mis à rude épreuve, des familles sont endeuillées, le décompte journalier des morts devient une routine etc. 
 
On trouvera ci-après en Annexe un petit florilège d'analogies troublantes entre le récit de La Peste et la situation actuelle.  
 
 
 
On peut certes s’employer à relever ainsi ces analogies, mais l'intérêt du roman pour aujourd'hui est à mon sens ailleurs. Je me suis proposé plutôt de lire La Peste comme on ferait d’une tragédie grecque.
 
La tragédie grecque met en scène des personnages en action — des héros — avec lesquels le spectateur s’identifie, et à travers cette identification s’opère une catharsis, ainsi que dit Aristote : "La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue […], imitation qui est faite par des personnages en action, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la catharsis propre à pareilles émotions".
 
Qu’est-ce au juste que cette catharsis ? Du grec ancien purification, séparation du bon avec le mauvais, le terme, repris et étayé par la psychanalyse, désigne la libération des affects par décharge. Si on considère que la crainte et la pitié sont précisément les ressorts de la tragédie, la catharsis permet au spectateur, à travers l'identification aux personnages, d'actualiser, d'exprimer ses propres émotions et s'en décharger, s'en libérer. 
 
Crainte et pitié : ces mots résonnent fortement dans la situation d'aujourd'hui, cette pandémie inconnue, difficile à maîtriser, qui entraîne la peur pour aujourd'hui et pour ce que sera demain, et suscite la compassion pour toutes les souffrances qu'elle génère, précarité, angoisses, violences... Relire une oeuvre comme La Peste donne une opportunité de décharger nos émotions, tout comme opère la tragédie grecque.
 
 
 
La tragédie avait ses héros, le roman a ses personnages, qui incarnent à travers leurs actions un certain sens de la vie, lequel en définitive les révèle à eux-mêmes, ce qu'ils sont ou sont capables de devenir à travers l'épreuve. De tous les personnages de La Peste, tous ne vont pas survivre, mais tous vont éprouver la vérité de ce qui les anime, ce qui les fait vivre.
 
Camus utilise plusieurs fois dans son récit, pour parler de la peste, le terme "fléau" : calamité qui frappe et ravage une collectivité ; mais un fléau, c'est aussi, au sens premier, un instrument servant à battre le blé. Et de fait, les personnages de La Peste, au coeur du drame, sont battus par le fléau : "Dans l'immense grange de l'univers, le fléau implacable [la peste] battra le blé humain jusqu'à ce que la paille soit séparée du grain " — tout de même que nous le sommes en pleine pandémie de coronavirus.
 
Les personnages, passés à l'épreuve du fléau, vont se révéler à eux-mêmes dans leur humanité profonde et trouver à devoir s'adapter, c'est-à-dire se réinventer, aller chercher des ressources, peut-être insoupçonnées, pour faire face à la situation de crise. C'est ainsi que je lis le "récit" de chacun des protagonistes :
 

— Jean Tarrou, étranger à Oran, homme de conviction, appréciant bien la vie ("bonhomme, toujours souriant, il semblait être l'ami de tous les plaisirs normaux sans en être l’esclave")— qui en vient à s’exposer, mettre en danger sa propre vie (il la perdra de fait, victime de la peste), se proposant pour organiser un groupement d'infirmiers bénévoles. Sa morale est devenue celle de la sympathie, de la compréhension :  "– Allons, Tarrou, qu'est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela ? » – Je ne sais pas. Ma morale peut-être. – Et laquelle ? – La compréhension".

 

— Raymond Rambert, journaliste de passage à Oran, qui se retrouve coincé par le confinement et ne songe plus, "impatient de bonheur", qu’à fuir la ville pour rejoindre la femme qu'il aime, restée à Paris ; toutes ses tentatives échouent — mais, au moment de réussir enfin, il renonce à son plan d’évasion et à son projet de bonheur particulier, pour rejoindre la lutte collective aux côtés de Tarrou : "Il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ".

 

— Paneloux, jésuite érudit, qui dans son premier prêche interprète la peste comme un fléau divin : "Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité" ; le narrateur commente  : "Paneloux est un homme d'études. Il n'a pas vu assez mourir et c'est pourquoi il parle au nom d'une vérité […]. Mais le moindre prêtre de campagne qui administre ses paroissiens et qui a entendu la respiration d'un mourant pense comme moi. Il soignerait la misère avant de vouloir en démontrer l’excellence". — Mais plus après la mort d’un innocent le bouleverse et l'amène à réviser ses idées ; dans son second prêche, il ne dira plus vous, mais nous : il s’associera alors à la lutte collective (et y perdra aussi la vie).

 

— Joseph Grand, modeste employé de mairie, qui travaille en secret sur un projet de livre, dont il n’a écrit, et ne cesse de ré-écrire, avec une obstination absurde, que la première phrase. — Il va participer à la lutte, à sa place, en assurant en dehors de ses heures de travail une sorte de secrétariat des formations sanitaires. Le narrateur voit en lui le vrai 'héros'  : "héros insignifiant et effacé qui n’avait pour lui qu’un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule"

 
— Bernard Rieux, médecin qui lutte en première ligne contre la peste pendant tout le roman, dont on apprend à la fin qu'il est le narrateur. Homme sensible et humaniste, "ayant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, l'injustice et la concession", il se dévoue sans compter auprès des plus fragiles, soigne inlassablement la misère, travaille sans répit : « Je ne sais pas ce qui m'attend ni ce qui viendra après tout ceci. Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite, ils réfléchiront et moi aussi. Mais le plus pressé est de les guérir » — Loin de tout héroïsme, il entend seulement « faire son métier d’homme ». 
 
Et c’est aussi pour faire son métier d’homme qu'il tient la chronique de l’épidémie : afin de garder la mémoire de ces histoires de vie qui donneront ensuite à réfléchir… Rieux assume ainsi le rôle de témoin impartial (« le narrateur a tenu à l’objectivité »), donnant à sa chronique « son caractèrequi doit être celui d'une relation faite avec de bons sentiments ». Rien donc de spectaculaire ni d’anecdotique dans la relation, mais la mémoire de ce qui peut nous faire grandir :
 
"Une chronique pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». 
 
 
 

annexe

Petit florilège d'analogies entre le récit de La Peste et la situation actuelle 

 

 
  • On s'apercevait maintenant que ce phénomène dont on ne pouvait encore ni préciser l'ampleur ni déceler l'origine avait quelque chose de menaçant. 
  • [La mort du concierge] marqua la fin de cette période remplie de signes déconcertants et le début d'une autre, relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps se transforma peu à peu en panique. 
  • C'est à partir de ce moment que la peur, et la réflexion avec elle, commencèrent. 
  • il devint évident pour ceux qui se préoccupaient de ce mal curieux qu'il s'agissait d'une véritable épidémie. 
  • L'opinion publique, c'est sacré : pas d'affolement, surtout pas d’affolement. 
 
  • - Savez-vous que le département n'a pas de sérum - Je sais. J'ai téléphoné au dépôt. Le directeur est tombé des nues. Il faut faire venir ça de Paris. 
  • [Le médecin-chef] souligna que cela autorisait les hésitations et qu'il faudrait attendre au moins le résultat statistique de la série d'analyses, commencée depuis quelques jours.  
  • Les sérums n'arrivaient pas. – Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles ? Ce bacille est bizarre.  
  • On répondit au télégramme de Rieux que le stock de sécurité était épuisé et que de nouvelles fabrications étaient commencées.
  • On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. 
 
  • Ce qui était le plus remarquable, c’était la manière dont, au plus fort d’une catastrophe, un bureau pouvait continuer son service et prendre des initiatives d’un autre temps, souvent à l’insu des plus hautes autorités, pour la seule raison qu’il était fait pour ce service.
  • Au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion [...] Comme d'habitude, on ne savait toujours rien.  
 
  • Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu'ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus. 
  • Le fléau n'est pas à la mesure de l'homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c'est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent. 

 

 

 

 

 

 



28/04/2020
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